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 Sujet du message: Malmkrog (Cristi Puiu, 2020)
MessagePosté: 12 Juil 2020, 13:39 
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3h20 de dialogues philosophiques sur la guerre, la morale, la religion. Mais admirons la composition de ce plan.


Ca faisait longtemps que je n’avais pas vu un film aussi radical dans ses parti-pris et aussi intempestif: on se demande quel intérêt on peut bien trouver à ces débats hyper denses sur, entre autres thèmes sexy, le caractère fondamentalement européen ou non de la Russie ou les implications morales de la croyance en la résurrection du Christ. On se dit: à lire? pourquoi pas, et encore… Sur une scène de théâtre? A la limite. Mais au cinéma, est-ce que c’est possible d’imaginer quelque chose de moins "cinématographique" que 3h20 de dialogue, de dialogue philosophique en plus, et sur des sujets sans aucune actualité? Pour tout dire, on sort de la séance un peu sous hypnose, après un long dernier acte où les personnages débattent de la mort, de la résurrection, tout en champs-contrechamps fixes plongés dans la pénombre, qui achèvent de donner à ces brillants parleurs des airs de charmeurs de serpents.

Pour situer un peu le film, je décris juste un plan: dans le premier acte (qui porte sur la guerre, le meurtre comme mal radical ou non), une femme se met à lire une très longue lettre décrivant une scène de massacre, lors d’une bataille entre cosaques et bachibouzouks. Le plan est fixe, de manière à cadrer toute la pièce, les personnages en pied. La femme lit quelque chose comme trois pages de lettre, sans être interrompue, et sort peu à peu du champ, si bien que pendant plusieurs minutes de plan fixe, on ne voit plus que ceux qui l’écoutent, immobiles, et les domestiques qui s’activent à l’arrière-plan pour dresser la table où les invités dîneront ensuite.
Je veux dire: même pour un amateur de théâtre, ce n’est plus du théâtre, c’est de la lecture. Alors un amateur de cinéma, je n’imagine même pas: à ce niveau, c’est même plus anti-cinématographique, c’est une provocation, c’est un doigt d’honneur (enfin, non, pas un doigt d’honneur, c’est trop grossier pour des personnages aussi scrupuleux sur les bonnes manières: disons que c'est un soufflet, un camouflet). Evidemment, Puiu sait ce qu’il fait, et il envoie promener le spectateur et ses attentes avec pas mal d’humour, même si personne n’osera dire que c’est un film comique – alors que c’en est un, comme tout grand film.

Le film réussit cet exploit d’être à la fois très concret et très abstrait. Très abstrait puisque le dialogue s’élève toujours à un niveau de généralité métaphysique, et ne révèle rien, par exemple, de l’identité personnelle des personnages: on ne sait pas qui ils sont, ce qu’ils font, quels sont leurs liens: Olga est-elle l’épouse de Nikolai? Le vieil homme qui agonise, que fait-il là? Qui est ce général russe qu’on voit au début et plus jamais ensuite? Et l’enfant qu’on empêche de venir dans la pièce, de qui est-il? Pourquoi Ingrida pleure-t-elle sur la terrasse? Est-ce parce qu’elle est veuve? Aucune réponse à tout ça. C’est pas du Tchekhov, pour le dire autrement, même si le titre peut y faire allusion: "Malmkrog", c’est le nom allemand du village de Transylvanie où le film a été tourné, Almakerek, qui signifie, en hongrois : "pomme ronde", car le lieu, historiquement, était une pommeraie. On pense à Tchekhov, "La Cerisaie", aux œuvres "fin de monde", "fin de siècle". Ce n’est pas faux, mais le film évacue toute intrigue, tout récit, toute dimension dramatique fondée sur le caractère personnel des personnages, réduits pour ainsi dire à de simples entités parlantes. Si bien que ça peut ressembler à du Tchekhov, mais alors, revu par Ionesco, un autre Roumain qui avait le sens de l’humour et de la conversation métaphysique.

Très abstrait donc, jusqu’à l’absurde, en un sens, mais aussi très concret, au sens où la haute tenue du débat philosophique est constamment ré-ancrée dans le réel par le ballet minutieux des gestes des domestiques et des femmes de chambre, qui sont toujours là, bord cadre, pour tirer la chaise quand ces messieurs dames veulent sortir, ou pour tendre un verre d’eau au bon moment, car débattre si longuement de la nature divine du Christ n’est pas seulement le propre d’êtres pensants, c’est aussi, très concrètement, le loisir d’une caste de privilégiés qui finissent par avoir la bouche un peu sèche. Tout le dialogue s’élève ainsi comme une sorte d’abstraction que seul permet l’affairement permanent des domestiques – ce qui nourrit, au cœur du film, une tension larvée, une violence constamment réprimée, et qui éclate soudain, dans quelques plans qui laissent stupéfaits
(la gifle du domestique qui ne sait pas préparer le thé, les coups de feu qui obligent toute l’assemblée à se jeter à terre.)
Difficile, évidemment, de ne pas faire le lien avec ce qui se trame dans le contexte de cette Europe centrale fin de siècle (les rivalités nationales préparant la guerre de 14, les luttes sociales conduisant à la révolution d’octobre). Difficile aussi d’écouter, sans prendre ses distances, des personnages si polis et si soucieux de définir ce qu’est le vrai bien, alors qu’on les entend justifier les crimes de la colonisation au nom du processus civilisateur (on est vers 1900), défendre le concept de guerre sainte comme fondement de tout éthos militaire, ou, plus prosaïquement, chercher à pousser leur interlocuteur dans ses derniers retranchements, jusqu’à le faire pleurer ou s’évanouir. Pas étonnant que Puiu ait pensé à insérer des scènes de chasse au sanglier entre les actes de son film, sans le faire finalement: au fond, la cruauté de ces échanges, la violence qu’ils dissimulent sous un respect scrupuleux des convenances, est déjà parfaitement sensible, sans que le cinéaste ait à le signifier plus clairement.


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MessagePosté: 15 Juil 2020, 16:08 
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Je n'avais pas aimé le précédent, ça n'est pas avec son dernier film que je vais changer d'avis sur Cristi Puiu. C'est effectivement très beau, le cadre est joliment composé, la profondeur de champs utilisé avec beaucoup de malice, le clair-obscur parfaitement maitrisé, mais malgré ma meilleure volonté je me suis résolue à sortir au bout de 2 heures (après que la moitié de la salle ait déjà levé l'ancre), saoulé de ses débats rhétoriques interminables (d'ailleurs si vous ne résistez pas au premier je vous conseille de ne pas répéter mon erreur et de filer directement vers la sortie) dont on imagine que Puiu tient à saluer la prescience, non seulement anticipant la première guerre mondiale à venir, mais créant également un pont avec l'époque actuelle, comme cette discussion sur l’européanité de la Russie qui trouve un écho dans les déclarations de Poutine (qui en réaction aux sanctions occidentales clamait justement que les racines de la Russie était à la fois européenne et asiatique).

Mais au-delà de cette déférence à Soloviev, j'ai eu bien du mal à trouver de la pertinence dans cette logorrhée verbale (peut-être en aurais-je trouvé si j'étais resté jusqu'au bout, mais les critiques que j'ai pu lire ne me donne pas l'impression d'une évolution quelconque passé les 2 heures), qui au-delà de sa description de la fin d'un monde aristocratique ne me semble raconter à peu près rien, qui s'enorgueillit bien inutilement de petits mystères tout aussi vain, bien mollement rehaussé par le ballet des domestiques, y compris lorsque les accès de violence éclatent. Bien plus qu'à Tchekhov c'est au Renoir de La Règle du jeu que Malmkrog m'a fait penser, œuvre autrement plus riche, aussi bien dans le fond que dans sa forme.

latique a écrit:
Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu un film aussi radical dans ses parti-pris et aussi intempestif
Y a une poignée de films qui sortent chaque année et qui rivalisent d'incongruité. Liberté d'Albert Serra est plus radical que celui-ci, je ne peux pas dire que je l'ai particulièrement apprécié, mais je lui reconnais plus de qualité qu'à Malmkrog, moins le film d'un petit malin que d'un réalisateur à l'univers très particulier.

latique a écrit:
même pour un amateur de théâtre, ce n’est plus du théâtre, c’est de la lecture. Alors un amateur de cinéma, je n’imagine même pas: à ce niveau, c’est même plus anti-cinématographique, c’est une provocation, c’est un doigt d’honneur.
Je serais curieux de savoir ce qu'est pour toi le théâtre et le cinéma, ou plutôt ce que ça ne peut pas être.

latique a écrit:
Evidemment, Puiu sait ce qu’il fait, et il envoie promener le spectateur et ses attentes avec pas mal d’humour, même si personne n’osera dire que c’est un film comique – alors que c’en est un, comme tout grand film.
Tout grand film est nécessairement comique? Il n'y a pourtant pas à chercher bien longtemps pour trouver moult contre-exemples.


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MessagePosté: 15 Juil 2020, 18:38 
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Antichrist
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Moins séduit que par ses autres films, c'est incontestable quelque chose de fort - et la troisième heure est la meilleure, Lohmann. Mais j'ai eu du mal à m'intéresser au propos, si bien que j'ai surtout regardé la mise en scène au scalpel.


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MessagePosté: 16 Aoû 2020, 11:05 
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Lohmann a écrit:
latique a écrit:
même pour un amateur de théâtre, ce n’est plus du théâtre, c’est de la lecture. Alors un amateur de cinéma, je n’imagine même pas: à ce niveau, c’est même plus anti-cinématographique, c’est une provocation, c’est un doigt d’honneur.
Je serais curieux de savoir ce qu'est pour toi le théâtre et le cinéma, ou plutôt ce que ça ne peut pas être.

Tout ce passage était ironique, bien sûr.

Lohmann a écrit:
Tout grand film est nécessairement comique?

Oui, c'est une loi (qu'il faut aussi lire comiquement).

Citation:
Je n'avais pas aimé le précédent, ça n'est pas avec son dernier film que je vais changer d'avis sur Cristi Puiu.
...
le film d'un petit malin

Tu n'as pas vu "Lazarescu"?


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MessagePosté: 18 Aoû 2020, 12:15 
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latique a écrit:
Tu n'as pas vu "Lazarescu"?

Non, j'espère l'apprécier plus que les deux de Puiu que j'ai pour l'instant vu.


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