Shadows (1959) Il faut admirer les cinéastes qui au premier essai ou quasiment mettent tout de suite en place leur éthique de travail et l'esthétique qui en découle. Ici, Cassavetes fait particulièrement fort puisqu'il exacerbe sa passion pour la vitalité des acteurs en les laissant tout simplement improviser sur un canevas plus ou moins écrit. On a beau avoir cette information en tête à la vision du film, on ne peut qu'être ébahi lorsque le carton final nous la rappelle. L'autre aspect intéressant du processus de création du film est que Cassavetes a fait un second tournage du film un an après afin d'y ajouter plusieurs dizaines de minutes. Des scènes qui se veulent plus maîtrisées et qui tendent à contrebalancer l'aspect brouillon du premier jet. Et c'est cet équilibre qui fait la force du film car autant on ressent une liberté sans égale lorsque l'on suit la petite bande aller draguer des filles ou faire les zouaves au musée, ou lorsqu'on est témoin, stupéfaits, de la violence inouïe bien que souvent silencieuse du racisme de l'époque, autant Shadows n'a rien du petit premier film que l'on regarderait avec affection mais aussi une certaine condescendance en valorisant surtout le reste de la filmo: il est une matrice d'une pureté grisante et en soi, reste l'une des réflexions les plus fines sur la jeunesse, les illusions perdues et le racisme.
Too Late Blues ou La Ballade des sans-espoir (1961) Un enfant attend (1963) Pas vu ces deux-là mais pas spécialement pressé puisque ce sont les deux fameux films de studio qui oppresseront l'intégrité du cinéaste et le décideront à s'éloigner d'Hollywood et se produire en indépendant.
Faces (1968) Cassavetes ne pouvait pas se démarquer plus des studios en écrivant et en réalisant ce film. Il prend le contre-pied de tout ce qui fait l'esthétique classique: mouvements de caméra incessants (John Ford vs Cassavetes: FIGHT!), gros plans qui se succèdent encore et encore, faux raccords en pagaille et globalement montage heurté qui vise à mettre en avant une perception morcelée et moulée selon les effusions de l'existence, qualité et spatialisation du son volontairement délaissés, etc. Faces est peut-être le geste artistique le plus radical de Cassavetes, avec Une femme sous influence. La caméra a pour but de traquer la vie-même dans ses excès, ses beautés comme ses décadences; on ne se retrouve pas seulement, voire pas du tout, face à un spectacle, mais l'on est au beau milieu des relations entre les personnages, celles-ci ne sont pas mises à nu pour nous, non, bien plus fort que ça, Cassavetes nous impose de les vivre avec les personnages qui deviennent nos frères. Ce qui donne du coup un cinéma d'une intensité incroyable, dur, éprouvant, étouffant, qui rend impossible le désengagement, qui dit au spectateur "tu n'as qu'une solution, vivre la dure vie des personnages avec eux et pour eux, ou sortir de la salle" (et d'ailleurs, beaucoup sortent). Faces prend à bras-le-corps le problème du couple en mettant en scène un amour terminé. Mais là où de nombreux films sur le sujet se contentent de nous servir des engueulades, Cassavetes propose d'abord une comédie tendance absurde, qui va se muer lentement en drame à la déflagration retentissante, en un geste poétique cru et pudique à la fois, terrassant de dignité, qui rappelle La Règle du jeu de Renoir.
Husbands (1970) Si on cédait à la facilité, comme j'ai pu le faire parfois en pensée, on pourrait faire de Cassavetes une sorte d'Antonioni américain, en convoquant son obsession pour l'amour, la femme, un filmage au plus près des corps, etc. Mais c'est en regardant des films comme Husbands qu'on se rend compte de la superficialité du rapprochement. Antonioni a souvent été nommé cinéaste des femmes, Cassavetes fait ici un film d'hommes, une description d'un groupe d'ami à la lisière du délitement à la mort de l'un d'entre eux. Là encore, l'Américain opte pour un ton comique pour sonder en profondeur les relations entre hommes, faisant le postulat qu'un homme bâtit sa vie à partir de ses amis. Le film est habile dans la façon qu'il a de nous emmener dans la fausse piste du bizutage: de quatre, les amis sont passés à trois, et l'un des trois apparaît vite comme étant un peu à l'écart, moins proche, mais c'est une illusion car il se pourrait bien qu'il soit en fait la pierre de touche du désormais petit groupe: le personnage à la sensibilité exacerbée sur lequel les autres projettent leurs haines et leurs désirs, celui aussi qui va servir de catalyseur pour une possible révolution affective, le seul au final qui va retrouver sa liberté après des années de mariage sans issue. Mais le film ne commet pas l'impair de juger les personnages qui décident de retrouver le confort du quotidien. Pendant leur escapade, ces deux compères ont comme le troisième éprouvé, à travers ces aventures londoniennes enlevées et jouissives, la possibilité de la liberté, de l'amour et de l'amitié retrouvées, ils ont généreusement essayé, pour finalement choisir la responsabilité du couple, magniifiée par cette dernière séquence où le personnage de Cassavetes voit, au détour de sa maison, son enfant de cinq ans sanglotant, errant à la recherche d'un réconfort qu'il va trouver dans une étreinte finale, qui scelle le choix de son père et le justifie de manière incontestable.
Minnie et Moskowitz ou Ainsi va l'amour (1971) Pas vu.
Une femme sous influence (1975) Un film fondamental et sans concessions sur la folie, qui apparaît ici comme une étiquette que des groupes d'individus accolent à un individu dont ils n'arrivent pas à accepter la singularité et la fantaisie. L'homme étant un animal social, la parole de ces individus devient performative sur cet individu singulier qui finit par se marginaliser de plus en plus et lui-même accentuer sa marginalité et se considérer comme fou, dans une spirale amorcée par le groupe, qui dans l'esprit du châtié fait l'effet d'une sentence invisible et éternelle. Ici, Gena Rowlands est pétillante, pleine d'énergie, spontanée, entière, vraie, mais c'est cette générosité et cette fantaisie qui paraissent suspect et que le corps social rejette, à commencer, et c'est là que le film est poignant et terrible, par le mari. Ce mari pourrait en fait à bien des égards être considéré comme bien plus dérangé que le personnage de Rowlands mais poussé par sa famille et un psychiatre, il se convainc et convainc sa femme que le monstre, c'est elle. Cassavetes choisit de filmer la période de rupture sans retour mais on devine que le processus a commencé dès les premières années du mariage, que Rowlands devait avoir moins de problèmes nerveux au départ. Et après quelques années, sa nervosité fait effectivement un peu peur lors de certaines scènes mais elle est simplement la conséquence d'une détresse sociale que personne ne veut adresser. Il y a ce moment extrêmement touchant où elle demande à ses enfants: "Quand vous me voyez, vous vous dites "on la connaît, c'est maman" ou "elle est un peu bizarre et folle, elle fait parfois peur"?" et son aîné lui répond: "mais non, maman, tu es belle, intelligente, mais nerveuse", et tout est dit dans la bouche de cet enfant, l'angoisse l'a emporté dans l'esprit d'une femme qui avait tout pour elle. Quand la mère possessive, hitchockienne de Peter Folk pousse le psychiatre à rendre une visite à Rowlands, que celui-ci peu à peu la pousse sur le bord du précipice, l'intensité est quasiment insoutenable; voir se débattre la fantastique Gena Rowlands, pleine de vie, de charme, de fougue, sombrer dans l'aliénation devant nos yeux est difficile à vivre, oui à vivre, puisqu'encore une fois chez Cassavetes on ne peut simplement se poser comme simple spectateur, mais est forcé à prendre part à l'action. Le film est une bonne idée de l'enfer, où ce sont les proches, la famille, l'être aimé, le mari, qui sont les bourreaux. Mais le film est en même temps assez fin pour nous montrer des personnages qui n'ont juste pas conscience de ce que représentent leurs actes, des personnages qui sont juste trop humains, et qui ne veulent pas forcément nuire dans l'absolu, comme en témoigne l'attitude plutôt bienveillante de prime abord de la belle-mère lorsque Rowlands revient de l'asile (avant qu'elle ne redevienne cruelle lorsqu'elle s'aperçoit que oh, surprise, l'asile, ses six mois d'électrochocs et d'enfermement n'ont rien réglé voire ont empiré les choses). La fin est sujette à interprétations diverses, comme souvent chez le cinéaste aucune réponse définitive n'est donnée, obligeant le spectateur à réfléchir longuement après la séance. J'ai lu ici ou là qu'Une femme sous influence se terminait avec un happy end, qu'enfin le couple, en virant les invités, retrouvait son intimité, allait pouvoir faire l'amour et reconstruire quelque chose. Mais pour moi, c'est beaucoup plus triste que ça: Rowlands se retrouve à nouveau avec son mari, mais on a bien vu que celui-ci au final n'avait jamais réussi sur le long terme à accepter sa femme, à se retrouver seul à seul avec elle, il a toujours fini par se réfugier dans son travail ou chez les autres, et on peut donc supposer que cela continuera, a fortiori après la terrible dispute qui a eu lieu sur les enfants. Ce qui est certain, c'est que ce film est l'un des plus éprouvants qui soient, et que j'aurai presque peur de le revoir, tant il fait vivre la face sombre quoique ordinaire de la communauté humaine.
Meurtre d'un bookmaker chinois (1976) Un film a priori assez singulier dans la filmographie de Cassavetes, mais qui à travers le genre du film noir brasse tous les thèmes et les manières d'un cinéaste alors à l'apogée de son art. Cassavetes comme toujours commence et termine son film sur des instants (une descente d'escalier, l'ouverture d'une porte, le passage par un personnage d'un entrebaillement, etc.), donnant ainsi l'impression de donner son univers au spectateur qui s'y abandonne sans afféteries et sans conscience. Et pourtant, lorsqu'on revient sur le film, on ne peut manquer de s'apercevoir que le mouvement initial, le tout premier geste du film, revêt tout de même une importance symbolique; en fait, il tient moins d'un symbole que d'un élan initial. Ici, Ben Gazzara, après quelques instants d'immobilité au sommet d'un escalier, effectue un mouvement latéral vers le videur de sa boîte avant de descendre. C'est l'élan initial: le film raconte l'histoire d'un homme qui réussit à faire vivre le cabaret qu'il aime, mais qui sera forcé par les circonstances financières à un pas de côté, à vendre son âme et à tuer. Sauf que, dans un retournement qui n'a d'égal dans la filmographie que celui d'Opening night, ce sympathique patron de boîte, loser pathétique et inoffensif à nos yeux, va se révéler ETRE le danger, et non EN danger, selon la formule d'anthologie de Walter White dans Breaking Bad. Ses commanditaires, la mafia tout de même, ne se doutaient pas qu'en lui demandant de tuer un malfrat rival, ils réveilleraient l'instinct de tueur de Ben Gazzara, façonné par la guerre de Corée qui n'en finit plus, au cinéma, de le disputer à la guerre du Vietnam en tant que matrice de la violence de l'Amérique au second XXe siècle. Entre la mélancolie voire l'abattement du personnage, les manifestations pudiques mais affirmées de son amour pour ses filles, ses employés, et son activité de divertisseur des losers de Los Angeles, il y a ce déchaînement bref mais implacable de la violence dont il a été rendu capable. La scène du meurtre est l'une des plus édifiantes du 7e art, où Gazzara se faufile entre les mailles d'un supposé filet qu'il fera exploser dans un silence assourdissant. L'instant est littéralement suspendu lorsque le caïd de toute la côte ouest - un chinois rendu à l'écran inoffensif lui aussi (la violence prend sa source à l'intérieur) - s'avance, presque touchant, dans sa piscine, sifflotant, relevant les yeux vers son assassin, et calme, demandant un pardon incompréhensible. De son visage presque pas étonné de trouver en surplomb son assassin, part un incroyable travelling circulaire expressionniste qui colle au mur avant de rejoindre le visage déterminé de Gazzara. Une séquence à montrer partout tant elle rend compte de ce que tuer signifie, la fragilité humaine est donnée en pâture à l'assassin qui alors, abandonne son humanité. Mais le film est aussi bouleversant dans la façon qu'il a de montrer son personnage qui après ce meurtre reprend sa vie au cabaret, parce qu'il a essayé, depuis son retour de la guerre, de se ménager tant bien que mal une oasis de vie et d'espoir autour de sa petite communauté.
Opening Night (1978) Je suis sorti d'Opening night avec la conviction enfiévrée d'avoir touché à une vérité ultime, un de ces films qui sépare un avant d'un après, où, titubant vers la porte battante puis s'aveuglant dans la lumière du jour, on reste pris de vertige, stupéfait de ce que l'on vient de voir tout en sachant immédiatement qu'on l'aimerait toute sa vie. On croise des passants indifférents dans la rue et on se surprend à vouloir attraper leur regard pour leur faire comprendre via notre expression forcément révélatrice que nous venons de vivre une expérience incroyable et qu'ils devraient nous écouter raconter cette vérité nouvellement aperçue, qu'ils devraient aller voir le chef d'oeuvre au plus vite, coûte que coûte. Vraiment, au sortir des deux heures et demie d'Opening night, j'étais ému aux larmes devant une expérience de cinéphilie quasi-religieuse. Parce que le film est un chemin de croix qui conduit à un retournement final qu'on n'avait pas venu venir et qui bouleverse tout le point de vue développé jusque-là. Rowlands joue un film dans le film et doit rentrer dans son personnage et la construction du film épouse l'épreuve qu'elle traverse en ne nous révélant les pans de la pièce jouée que peu à peu afin que soit troublée la correspondance entre le point de vue de l'actrice et la réalité de la pièce: celle-ci est-elle fondamentalement mortifère? Ou positive? Le salut final vient-il de l'interprétation toute personnelle d'une actrice qui s'est battue, ou de la pièce elle-même? La réflexion sur le travail d'interprétation est donc d'autant plus profonde qu'elle est intégrée dans une question esthétique et morale, nous emmenant au confin du travail et de l'engagement humains, sans juger au final aucun personnage. L'entourage oppressant l'était-il vraiment, à la lumière de la fin? Le bonheur qui se lit sur leurs visages nous rappelle que le mal en intention n'existe pas, que l'enfer est pavé de bonnes intentions, mais que du coup, pour sortir de l'enfer, il ne faut jamais faire la morale aux autres sur leurs intentions prétendûment maléfiques, mais plutôt dénouer la mécanique sociale, collective, qui conduit à cette spirale infernale. Il faut se battre, comme la Gena Rowlands d'Opening night, qui pour se délivrer du joug des oppresseurs, va puiser dans son intériorité la force de combattre son ennemi véritable, sa propre peur. Ma critique sur le sujet du film: opening-night-john-cassavetes-1977-t12585.html?hilit=opening%20night
Gloria (1980) Cassavetes aura enfin trouvé le moyen de faire de l'argent sans se compromettre artistiquement. A partir d'un canevas commercial, il réalise là un film très personnel, intime et touchant sur l'enfance, l'adoption et la maternité. Le scénario est un modèle d'épure ne serait-ce que par l'efficacité dramatique déployée dans l'exposition: en quelques minutes, le spectateur rentre dans l'engrenage qui va rendre la fuite nécessaire. L'arrachement de l'enfant à sa famille d'origine pour sa famille d'adoption - constituée d'une unique personne, solitaire dans l'âme - est rendu dans toute sa violence, sans préparation dramatique puisqu'il est montré tout de suite, le reste du film racontant l'histoire d'une adoption réussie. Là où Husbands était une ode au devoir de père, Gloria est une ode à l'amour maternel. La métaphore aussi d'une Amérique, dont l'idéal bien connu mais qui ici est incarné de la plus belle des manières, est de recueillir les orphelins de tous les peuples, comme le suggère le sublissime générique qui m'a littéralement ébahi (j'ai décroché la mâchoire comme un abruti) en caressant le visage de la Statue de la liberté dans une vue aérienne d'une sensualité et d'une tendresse jamais vues, au son de la musique puissament évocatrice de Bill Conti (celui qui avait composé la célèbre musique de Rocky Gonna Fly Now, quand Stallone court à travers la ville pour son entraînement quotidien, ou encore celle encore plus connue de Rocky II). La relation entre la mère adoptive Gloria et l'enfant est définie en association avec tous les autres sortes de relation qu'un homme peut avoir avec une femme: une amante, une prostituée, une amie, montrant que tous ces rôles à la fois contiennent un dénominateur commun plus simple et universel, celui du rôle maternel qui lui ne saurait s'y résumer. Cassavetes pense-t-il que toute femme est mère avant tout? Je ne sais pas, pas forcément AVANT tout, mais il est évident qu'avec Une femme sous influence et ce film-ci, Cassavetes considère la maternité comme source d'une dignité toute particulière pour une femme, même si le salut est heureusement possible sans avoir d'enfant, comme dans Opening night. On retrouve aussi le thème de la puissance positive de l'imagination, qui permet à tout un chacun de sortir de sa misère en se rapprochant des êtres aimés sans toutefois se perdre dans des illusions ou des plaisirs factices. Ainsi, Gloria apprend à l'enfant à prier sur la tombe d'inconnus en pensant à un être proche décédé, le fait de savoir si le corps du défunt est le bon n'important finalement pas. Dans la scène finale, l'enfant dans son monologue devant la tombe dit plein de lucidité: "Gloria, je sais que tu es morte mais je te parle quand même", et l'instant d'après, aperçoit dans son imagination Gloria sortant d'une voiture, avant de tomber dans ses bras; le garçon choisit alors de se fabriquer ce rêve, tout en le sachant rêve. Gena Rowlands transmet là le pouvoir qu'elle avait acquis dans Opening night, où, pour surmonter sa terreur de vieillir, elle avait fabriqué de toute pièce un personnage de jeune fille pour mieux tuer ses pulsions mortifères de rester jeune; et là encore, elle l'avait fait tout en disant bien aux autres personnages de ne pas s'inquiéter, qu'elle était tout à fait consciente de cette fabrication imaginaire à ne pas confondre avec la folie. L'imagination, qui est la liberté de l'esprit face à la réalité, s'allie donc chez Cassavetes à la lucidité pour rendre l'existence à la fois plus tangible et plus exaltante.
Love Streams (1984) Je choisis de retenir le titre en anglais car Torrents d'amour ça fait quand même ultra culcul. Mais aussi parce que dans le film, streams se traduirait plutôt par flux, des flux dont les personnages se demandent si on peut les stopper, les maîtriser, etc. Le film suggère en fait que les flux ne s'arrêtent pas car ils sont constitutifs de l'être humain, sans amour l'homme se fait psychopathe, perd son humanité. Mais ce flux peut en revanche être dévié, détourné - comme un torrent (bon ok, le terme français pourrait convenir, il est d'ailleurs un peu plus poétique que le très scientifique flux) - sur d'autres personnes. Le personnage de Gena Rowlands se perd dans son amour pour une famille qui la rejette et fait d'elle une folle, dans une variation des thèmes d'Une femme sous influence. Celui de John Cassavetes est un Don Juan qui n'aime pas la femme qu'il faut séduire, il préfère l'acheter lorsqu'elle se prostitue, ou l'ériger en amie à l'instar de sa soeur. La construction du film permet encore l'un de ces renversements dont Cassavetes est friand: on suit parallèlement l'histoire des deux personnages, en se disant peut-être que s'ils se rencontraient, ils pourraient se mettre ensemble et ainsi oublier leurs soucis. Mais il s'avère que leur amour déjà existant est d'un autre ordre et que bien que refuge de longue date, il ne suffit pas. Chacun s'éloigne donc et erre de son côté, cherchant une éventuelle déviation des flux. Le personnage féminin la trouvera mais pas le personnage masculin, enferré dans son apathie pour les relations réelles avec les femmes, possiblement asséché par son travail d'écrivain aussi, et enfin, peut-être gay. Ce dernier point pourrait être le point de focale de ce personnage à la lumière d'un des ultimes plans, que son imagination fabrique en substituant à son chien un homme nu, devant lequel il se met à rire frénétiquement. Le rire chez Cassavetes semble toujours cacher un drame profond, un catalyseur d'une émotion restée tabou, un facilitateur de révélation, ce qui suggère peut-être qu'un happy-end non montré à l'écran pour ce personnage surgira le lendemain, lorsque la conscience d'être trop seul au monde - signalée dans un terrible dernier plan, la caméra zoomant lentement pour cerner à travers la vitre laiteuse, qui laisse à peine filtrer le rouge passioné d'une lampe, le visage d'un homme accablé de solitude - s'avèrera trop lourde à supporter et appellera un changement. Evidemment, cette interprétation est personnelle mais elle est renforcée par une réplique du début du film où il refuse avec gêne un flirt avec un gigolo. Le personnage pourra d'autant plus facilement assumer son envie de liberté qu'il a été délesté de sa responsabilité de père par son échec et son incompétence qui conduit le nouvel époux de sa femme à le chasser et le séparer de son fils, au cours d'une scène poignante typique de Cassavetes dans sa fugitivé - Cassavetes ne s'attarde pas sur les climax, il préfère les pointes qui surgissent et se retirent rapidement (blague salace interdite). La paternité est alors carrément humiliée et brisée par la violence physique. En tout cas, si le film est par certains égards une synthèse de thèmes déjà abordés avec plus de force dans d'autres oeuvres de Cassavetes, sa singularité est à trouver dans son élan global, dans l'interface entre amitié fusionnelle et amour.
Big Trouble (1985) pas vu
Vous l'avez donc compris, en huit films vus en l'espace de deux semaines, le bonheur du grand écran aidant, je suis devenu un inconditionnel de Cassavetes, dont je ne savais quasiment rien auparavant. Traverser cette filmographie en aussi peu de temps a quelque chose d'une épreuve, parfois difficile à supporter mais terriblement enivrante, fascinante, bouleversante. Au milieu de la revision en DVD de Meurtre d'un bookmaker chinois (oui, quelques jours après l'avoir vu en salles, je suis fou), une personne qui regardait avec moi a demandé une pause, et alors que j'attendais qu'elle revienne dans la pièce, je me suis aperçu que j'étais dans un état de transe; absorbé par le film qui abolissait entièrement la frontière de l'écran, j'étais hors du monde réel et en même temps, par les thèmes et l'incarnation que leur donne la caméra pressée tout contre l'intime de Cassavetes, j'étais plus que jamais dedans.
Une tentative de top: 1- Opening night 2- Faces 3- Husbands 4- Meurtre d'un bookmaker chinois 5- Une femme sous influence 6- Shadows 7- Gloria 8- Love streams
Dernière édition par Baptiste le 24 Juin 2014, 12:32, édité 5 fois.
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