Indirectement l'affaire me rappelle quelque-chose dont j'ai été temoin il y a cinq, six ans. Je revenais de l'aéroport de de Bruxelles d'un vol africain. Je prends le train vers le centre ville, matin blafard mais la nuit blanche de l'avion donne l'impression que la lumière est inhabituellement précise, étale comme un tissus et que le temps est accéléré. De l'autre côté du couloir du train une famille, noire, les parents dans la quarantaine et un gamin d'une dizaine d'années. Je comprends vite qu'il y a un conflit familial. La femme et l'enfant, qui ont l'allure plus discrète et moins embourgeoisée que les autres passagers, reviennent du même avion que moi, tandis que le père, alcoolisé, est resté en Belgique (et est malgré tout venu les chercher en train). Ils ne sont pas sur la même rangée, la femme et l'enfant près de la porte du compartiment, le père seul dans le carré de deux banquettes, petit et un peu bedonnant. Il accable sa femme de reproches (cela transparaît plutôt par le ton et l'intonation tout en solliloques théâtraux que par le contenu des échanges), qui elle reste digne mais est apeurée (non pas pour sa sécurité, mais par l'engrenage psychologique et le côté autodestructeur de son mari). Le gamin est terrorisé et on sent qu'il doit faire face à un problème d'adulte qu'il a déjà eu le temps de redouter. Je ne sais pas quoi dire, ayant peur d'envenimer les choses. Soit une repartie racoleuse et complice envers le père, soit "la ferme", rien ne vient entre les deuw. Le contrôleur passe, dès que la porte s'ouvre, et que je le vois, rigide, dans la trentaine, ayant l'air de souffrir imperceptiblement de l'image de son métier, je sais que cela va mal passer. Le père s'embrouille avec lui, ne montre pas son billet. Sort un truc où il parle de Léopold II et de pays raciste. Je ne crois pas qu'il s'adresse directement au contrôleur d'ailleurs, il fait mine de solliloquer depuis le début du trajet. J'ai surtout l'impression qu'il veut humilier et afficher sa femme et son fils, consternés et impuissants. Je comprends la logique dans laquelle le père est enfermé, elle est pathétique. Il n'est absolument pas intimidant ni vraiment méprisable, un alcoolique qui perd son couple et s'enfonce, il joue l'escalade dans un drame familial banal pour acheter ainsi l'impression de le contrôler. Cela ma rappelle aussi certaines situations que j'ai vécues, dans un contexte apparemment différent même ton, même chantages affectifs. Il a plus besoin d'aide qu'autre chose. Bref cela s'envenime, le contrôleur joue le grand jeu, arrêt du train, appel des flics, usage des termes "agression du contrôleur" dans le haut parleur des wagons et l'appel à la police. Cela devient un jeu ou une pièce de théâtre où tout le monde exécute à merveille sa partition, père, mère, controleur, voix du haut-parleur, moi en voyeur à la fois discret et dans la jouissance cynique de pouvoir m''identifier à tout le monde, de comprendre sans choisir,et même le fils consterné, honteux et effrayé, trop jeune pour le comprendre. Il est trop intelligent pour le comprendre. La mère l'inverse, mais pour la même disposition psychologique. Je me souviens voir le père escorté par plusieurs policiers sur le quai de Bruxelles-Nord, avec sa femme et son fils effondrés et consternés, qui suivent derrière lui, sans doute pour aller au commissariat. Il contraint sa femme à l'aider contre les policiers et retarde stratégiquement une separation (tout en l'accélérant tactiquement). Il me semble qu'avec un peu plus d'intelligence de la situation (ne fut-ce que pour prendre en compte l'enfant et la mère, en leur parlant, paradoxalement le contrôleur respecte scrupuleusement la hiérarchie familiale symbolique de celui avec lequel le conflit a pris) nous aurions pu réagir autrement. A la fois les flics, le contrôleur et puis moi aussi.
Sinon Noël 2019, sur le RER A à Vincennes ou Fontenay, j'ai vu des jeunes (look néo punk à chien, l'un d'eux en chaise roulante) vraiment se battre vraiment méchamment sur le quai de gare (avec un pauvre taré qui jouait à la fois au médiateur arrondissant hypocritement les angles avec les autres passagers et au jeune patriarche vengeur tabasseur dans le groupe) et là les paysagers étaient blasés et résignés, les contrôleurs invisibles, ne sortant pas du poste à l'avant de la rame
_________________ Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ? - Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.
Jean-Paul Sartre
Dernière édition par Vieux-Gontrand le 22 Avr 2021, 01:13, édité 3 fois.
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