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Dans une casbah de l'Atlas, à proximité de Marrakech, John Locke, historien d'art d'une quarantaine d'années, a transformé en appartement et espace d'étude la partie encore habitable d'un ancien palais en ruine. Sous la surveillance jalouse d'une énigmatique servante-maîtresse, la très jeune Belkis, il y travaille à un ouvrage sur l'orientalisme pictural, avec en premier plan, bien entendu, Delacroix et son voyage au Maroc. Mais une série d'évènements d'apparence d'abord mineure viennent troubler ce séjour tranquille, à la fois studieux et sensuel.
LES FANTÔMES DE LA LIBERTÉ
En tant que simple fait de cinéma, le retour sur nos écrans d'Alain Robbe-Grillet est louable et sans doute signe de bonne santé — ou pour le moins de possibilité de louvoyer à l'intérieur — du système de financement. Plus de dix ans après Un bruit qui rend fou, le cinéaste académicien revient donc sabre au clair, soutenu par une production compréhensive et bienveillante. Motif de réjouissance, assurément, comme l'est toujours l'annonce d'un cinéma intègre et inventif, jusqu'au-boutiste et libre, parvenu à ses fins. C'est Gradiva qui vous appelle partage ainsi avec la galaxie inégale des Avida, La Gueule que tu mérites et autres Anges exterminateurs sortis cette année, une même liberté de circulation des images oniriques et assumées comme telles, qu'elles donnent dans la sophistication la plus roborative ou le poncif le plus embarrassant. Comme Kervern et Délépine, qui couvraient le champ d'un burlesque satirique muet pour finir en cauchemar branque, empruntant autant au Bonheur de Medvedkine qu'aux films d'Andersson, Robbe-Grillet brasse large les influences, convoquant autant les arabesques cinéphiles du Ruiz de La Chouette aveugle que les folies pied-de-la-lettristes Buñueliennes, période Fantôme de la liberté. Avec Miguel Gomes, C'est Gradiva qui vous appelle partage le plaisir du travestissement enfantin et du dessin plein cadre, les joies simples du jeu d'enfant, appliqué sourcil froncé au très sérieux cinématographe. Brisseau, enfin, rode, rayon lubrique sadien toc et kitsch, en costumes d'apparat.
Paradis référentiel, donc, et forcément disparate. Mais avant tout joyeux foutoir primitif: C'est Gradiva qui vous appelle fait les poches à Kouletchov et joue à monter. Robbe-Grillet s'amuse ainsi comme un grand gosse, faisant de la collure un espace à part, raccordant par les regards des champs/contre-champs que l'espace et le temps séparent pourtant, télescopant ses sons avec gourmandise (la voiture qui hennit, la maison qui hurle), osant défigurer l'élégante photo de Domique Colin d'un filtre bleu maladroit ou d'une transparence de pacotille... Qui craignait l'amidon se déride: C'est Gradiva qui vous appelle est burlesque. Et, insistons, drôle. Du moins pour un premier temps, celui du second degré. Où une poursuite au trot dans une médina échappée de L'Homme qui en savait trop entre, c'est inattendu, en résonance avec celle, tout aussi référentielle, d'OSS117. Où les maîtres sont grondés par leurs serviteurs. Où un faux aveugle commente des dessins de Delacroix et reconnaît un taxi au bruit de son moteur éteint. Toujours livré en contrebande, l'effet comique se cale ici sur une rythmique étrange, jamais tout à fait juste, funambule, malpolie. Jusqu'à grincer. La bascule s'opère au bout d'un tiers de film, quand l'humour populaire échappé d'une bande dessinée ligne claire, vire au sadisme — le rêve, en fait, au cauchemar.
La scène a pour lieu un étrange hôtel de passe, dissimulé derrière une lourde porte cochère gardée par deux cerbères. Les videurs fouillent John Locke, british héros flegmatique (James Wilby, comme il faut), qui ne porte pas d'arme. Premier renversement: c'est members only et les membres en portent une. On confie donc à Locke, puisqu'il veut entrer, un poignard, objet transitionnel et logique bombe à retardement. Locke découvre l'envers du décor: une enfilade de couloirs où les hommes bien mis vont et les femmes soumises viennent. Luxe, luxure, fantasmes. Coups de fouet sur des croupes pleines, tétons pincés à l'envi. Locke profite, pousse les portes — motif récurrent: plus on ouvre de portes, plus loin on s'enfonce — pioche une poignée de fruits dans une corbeille. Et finit par déboucher sur les lieux d'un crime, où une jeune femme, exsangue, gît nue. Machinalement, sous le choc, Locke croque dans son fruit vermillon, dont le jus, rouge poisseux, a tôt fait de se répandre sur sa chemise, ses mains, son poignard… Gag, sans doute. Redoublé de ce que Locke ne s'aperçoit pas de sa propre maladresse et se précipite dans le couloir ainsi badigeonné de simili-hémoglobine. Gag, donc. Mais on ne rit plus: Locke croise un bourgeois habitué du bordel, qui ne lui prête pas la moindre attention. Le sang, ici, est l'usage. Torturez, tuez, en toute impunité: nous voici dans Salo, Hostel, ce que vous voudrez. Décidément non, on ne rit plus.
LA THÉORIE, L'EMPHASE, L'ENNUI
Sur la base de cette bascule dans le malaise, renforcée à l'écran par une bousculade hypnotique de tortures érotiques troublantes, l'on s'attend à ce que C'est Gravida qui vous appelle poursuive son crescendo cauchemardesque et l'on s'en réjouit. Mais Robbe-Grillet n'est pas Pasolini, et la violence "hors des limites de toute légalité", hors du monde, de Salo, ce déchaînement injustifiable et inféodé au seul plaisir des bourreaux ("Faibles créatures enchaînées à notre plaisir, j'espère que vous ne vous attendez pas à trouver la liberté ridicule que vous concède le monde extérieur"), est un flot ici trop vite maîtrisé. La faute en incombe, hélas, comme chez Brisseau, à l'ego: si, contrairement au cinéaste de Choses secrètes, Robbe-Grillet a l'honnêteté d'assumer frontalement les plaisirs du vice sans se soucier de les draper d'une vertu hypocrite (les femmes de C'est Gradiva qui vous appelle sont des créatures belles et sexuées: la caméra, joyeusement voyeuse et perverse, n'en fait pas mystère), la théorie et l'emphase, pourtant combattues dans un premier temps, resurgissent avec force prétention à mi-parcours. Et condamnent le film au surplace.
Choix étonnant, en effet, de la part d'un film libéré de ses contraintes narratives, que cette volonté tardive de se livrer à une explication de texte. Gradiva (insupportable Arielle Dombasle) se fait alors bavarde et enlise toute la dernière partie du film dans un logos laïusseur et ronflant, s'emmêlant les pinceaux dialoguistes à deviser du double, quand l'image eut tout à fait pu servir le propos; peinant, en une dialectique laborieuse, à distribuer les objets du monde réel et les effets du monde rêvé; et détraquant, du même coup, une mécanique du montage délicieusement captieuse, en une logorrhée soporifique. L'exploit inattendu d'On ne devrait pas exister, autre grand film quinteux de l'année, n'est pas réitéré: là où HPG remportait le pli à force d'excès, alternant délires hystériques, provoc rigolarde, malaise palpable, décalages hilarants et gravité troublante, pour s'achever avec grâce en une splendide déclaration d'amour au cinéma, Robbe-Grillet patine à l'arrivée et, péniblement, erre en quête d'une issue. Lorsque celle-ci survient, au bout de cent dix trop longues minutes, la patience a atteint ses limites, l'ennui s'est installé et on a démissionné. Pourtant, la volonté y était.
2/6