Je n'ai pas été au bout car il s'agît d'un film éprouvant, mais j'ai entamé la Passagère , que Munk n'a pas pu terminer car il est mort pendant le tournage il s'agît d'un film sur les camps de concentration, dont le ton tranche avec l'ironie d'Eroica , qui toutefois avait déjà un aspect kafkaïen visionnaire, par devers l'ancrage historique précis.
Il est subdivisé en trois volets : dans les années 1960 une ex-surveillante SS d'une annexe d'Auschwitz, destinée à la récupération des effets personnels des gazés (principalement des enfants), s'est réfugiées aux USA, et s'est mariée avec un émigré au profil de vieux beau. Elle revient en Europe lors d'une croisière, dans un bateau de luxe. Lors d'une escale en Angleterre, elle pense reconnaître une détenue (politique, le mot "juif" n'est peu prononcé, pour désigner les morts invisibles dans le centre de tri) qu'elle avait promue au rang de Kapo, et qu'elle croyait morte.
Il y a alors deux flashbacks, un premier dans laquelle elle raconte à son mari une version de ce passé à son avantage, où elle se montre touchée par l'enfer vécu par les déportés, et se présente comme ayant essayé de sauver, "dans la mesure du possible", ses subalternes. Suit une seconde version "qu'elle se raconte à elle-même", plus proche de la réalité, où le rapport avec cette femme apparaît beaucoup plus sadique (mais qui expose moins les camps comme "système").
Les deux flashbacks étaient reliés par une intrigue sur le bateau, que Munk n'a pas eu le temps de monter, et qui est présentée sous forme de photogrammes, avec une voix off qui énonce le récit du point de vue de la gardienne, tout en questionnant parfois les intentions possibles du réalisateur. Les incertitudes sur le choix narratif de Munk et ses intentions pour arriver à une fin déjà définie, soulignent ainsi indirectement le caractère mensonger des souvenirs de la gardienne. En revanche les deux parties qui concernent les camps ont été filmées, montées et post-synchronisées. Le mixage sonore est très doux, presque muet, avec peu de bruits d'ambiance , ce qui accentue le caractère irrepresntable des camps (et rend le film beaucoup plus juste que le Fils de Saul de Nemes, qu'il préfigure d'assez près). Les images les plus dures sont prises en grand angle, avec un énorme recul et solarisées, sans que l'on sache si cela relève d'un choix, ou bien d'un accident lié à l'état parcellaire du film.
Au contraire le récit lacunaire sur le bateau à base de photos, seelon un procédé proche de la Jetée de Chris Marker , évite au film verser une intrigue romanesque qui aurait pû être maladroite et trop grandiloquente compte tenu du sujet ; tout en assumant le risque de la fiction. Mais l'objet de la fiction est ici le témoignage lui-même, que le film répète et déconstruit.
Le tournage a été apparemment lent, discontinu et pénible, avec une césure nette entre la partie "documentaire", terminée et la" partie" fiction contemporaine, laissée ouverte et raturée, réduite à une note d'intention. L'aspect inachevé du film lui permet de trouver une forme assez juste pour parler de "cela", sans (trop de) forçage ni d'interdits qui rendraient la mémoire de la Shoah trop dogmatique et dirigiste. Cette hypothèse est peut-être impudique et gratuite, mais on peut se demander si la mort du réalisateur n'est pas une sorte d'acte à la fois manqué et réussi : un moyen indirect d'achever un film inachevable, en laissant les impasses morales et esthétiques tranchées par d'autres, tout en en assumant la part problématique. Il y a finalement une mise en abyme involontaire, troublante, mais assez ambigüe, le film a été monté par son assistant et primé à Cannes en 1966, le geste de sauvegarder la mémoire d'un film fragmentaire se superposant exactement, du fait de la mort accidentelle de Munk, à la sauvergarde de la mémoire des faits historiques eux-mêmes.
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