aka 天国と地獄 (Heaven and Hell) aka High & Low
Industriel au sein d’une grande fabrique de chaussures, Kingo Gondo décide de rassembler tous ses biens afin de racheter les actions nécessaires pour devenir majoritaire. C’est à ce moment-là qu’il apprend que son fils Jun a été enlevé et qu’une rançon est exigée. Se produit alors un véritable coup de théâtre : ce n’est pas Jun mais Shin’ichi, le fils de son chauffeur, qui a été enlevé. Gondo est désormais face à un dilemme : doit-il dépenser toute sa fortune pour sauver l’enfant d’un autre ?Mon Dieu. La folie.
Les compositions de cadre de Kurosawa me subjuguent depuis son tout premier film m'amenant à guetter avec impatience le moment où il passerait au Scope et il n'a pas déçu, délaissant quelque peu ses triangulaires de prédilection pour des images de plus en plus peuplées, le 2.35 lui permettant de multiplier les personnages et Entre le ciel et l'enfer s'impose sans nul doute comme son film le plus impressionnant à ce niveau.
La première heure du film est un huis clos en quasi-temps réel, autrement dit déjà très Film Freak-core, et le cinéaste fait de cet opulent salon le décor d'une tragédie tendue où tous les enjeux se nouent déjà en déployant les strates sociales qui l'habitent. La mise en scène épouse plus que jamais la théâtralité, se cantonnant principalement à un seul axe et filmant presque tout en longue focale, la caméra restant à distance, et favorisant un
blocking absolument implacable dans sa qualité scénique, son caractère démonstratif illustrant à merveille les codes d'une société performative. Qui se tait, qui se détourne, qui se courbe... Le
deep focus est incroyable, gardant tout le monde net, égal. Y a un plan génial ou Gondo discute avec son second et sa femme entre dans le champ (et tout le monde reste net), une conscience en amorce, qui n'aura de cesse de se rappeler à lui. La mise en scène ne dessine pas une lutte pour le pouvoir (comme elle peut le faire lors de la discussion d'introduction entre Gondo et les autres actionnaires, où la caméra est le plus mobile) mais montre tout le monde au niveau. Les gens sont les mêmes, on les confond (cf. les deux gamins qui vont même jusqu'à changer de déguisement), la seule chose qui les distingue est leur statut social et le récit vient questionner cela : mieux vaut-il être déchu de sa fortune ou de sa dignité? Mis à nu par le dilemme, Gondo ne peut plus que se raccrocher aux postures qu'il adopte (et Mifune est une fois de plus impeccable).
Cette première partie culmine avec la séquence intense du train et quand le relai est annoncé par l'inspecteur qui dit
"Pour Gondo, soyons des limiers!", j'étais à donf!
Mais à donf pour quoi au juste?
La seconde moitié montre la remarquable mobilisation de l'institution policière - dans une approche épousant la minutie et la pluralité de la procédure, réaliste et laborieuse - mais toujours au service d'intérêts contestables. Le public admire le sacrifice de Gondo et la police se doit de répondre aux attentes et de venger les puissants sous couvert de justice. En s'intéressant de plus en plus au kidnappeur et au monde qui lui a donné naissance (et écartant le protagoniste initial, presque complètement absent de cette seconde partie), au fur et à mesure que les enquêteurs basculent des hauteurs jusque dans les bas-fonds, le polar devient une subtile radiographie de la société japonaise et de son économie d'après-guerre. En aucun cas Kurosawa n'excuse le geste et quand le coupable n'évoque que furtivement ses raisons, refusant de se justifier ou de chercher un quelconque pardon, c'est davantage cette dignité qui intéresse l'auteur. Gondo a gardé la sienne en payant la rançon et le kidnappeur garde la sienne face à lui malgré tout, malgré sa mort imminente, malgré l'impasse sociétale. Kurosawa les met face-à-face de part et d'autre d'une vitre qui pourrait tout aussi bien être un miroir (et le reflet de l'un se superpose d'ailleurs sur le visage de l'autre). Tous les mêmes si ce n'est pour le statut social.
C'est un film remarquablement gris (à l'exception de cette sublime fumée rose), des magouilles capitalistes du bien-intentionné Gondo jusqu'à sa culpabilité de nouveau riche, de l'indignation compréhensible du kidnappeur à son hypocrisie dans sa façon d'exploiter à son tour ceux qui lui sont inférieurs en la personne des junkies, dans le positionnement de la police qui va manipuler le coupable pour être sûr d'obtenir la peine capitale...
Un des meilleurs Kurosawa.