Eloge du Curling
Connaissez-vous le curling ? Eurosport en diffuse des images chaque hiver, d’une beauté sidérante. Dans ce sport, tout est glace et grâce. Une fois n’est pas coutume, la télévision démultiplie cette grâce. Le curling, sport peu médiatique (sans doute pas beaucoup de pratiquants et bien peu d’audience), tantôt pratiqué par les hommes et les femmes, tient à la fois du bowling et de la pétanque. Chaque équipe est composée de six lanceurs. Chacun à leur tour, ils font glisser sur la glace un énorme pavé de pierre polie surmontée d’une poignée colorée, tantôt jaune, tantôt rouge, pour identifier les équipes. Au bout de la piste, une énorme cible est dessinée sur la glace. La fin est simple comme au tir à l’arc (placer un pavé au centre) et les moyens sophistiqués : s’appuyer sur les pavés de son équipe ou de son adversaire pour se placer par ricochet ou les expulser de la cible, positionner perfidement des pavés en premier rideau pour boucher le couloir d’accès direct au cœur de la cible.
Qu’est-ce qui est sublime dans le curling à la télévision ? Tout. Absolument tout. D’abord le lancer. Le terme est impropre tant on a l’impression que le lanceur ne lance pas le pavé mais qu’il le lâche délicatement, lui imprimant une poussé invisible, une trajectoire compliquée, légèrement vrillée, pour contourner l’obstacle, à la façon dont les balles sont travaillées au tennis et au football. Sauf que là, on a le temps de voir ce travail en direct. C’est en voyant le pavé évoluer seul sur la glace, lentement et majestueusement, qu’on devine la complexité inouïe du geste du lanceur, d’une telle sophistication qu’elle confine à l’imperceptible (le travail de la main au moment où il s’accomplit) et au visible : la solitude du pavé, guidé à distance par cette main qui l’a abandonné à son noble sort. Pour prendre son élan, le lanceur pose un genou sur la glace et il glisse. Le plus souvent, c’est filmé caméra au sol, en travelling latéral d’accompagnement et c’est splendide. Du patinage, vraiment artistique. Puis vient le moment décisif où le lanceur, arrivé à hauteur de la ligne, doit se débarrasser du pavé. Généralement, dans ce genre de sport (javelot, poids, disque, bowling, etc.), il est interdit au corps de franchir la ligne. Il s’arrête, se bloque et le projectile part. La séparation est brutale et l’arrêt d’une violence inouïe. Le curling est une exception. Au-delà de la ligne, la main doit se défaire du pavé mais le lanceur a le droit de l’accompagner, de glisser derrière lui. Il couve des yeux son pavé comme une mère son enfant. Il a le droit de le regarder vivre son destin de pierre, de le suivre à distance mais plus d’y toucher. A cet instant précis, le réalisateur a le choix entre deux types de plans. Soit il montre en insert la main au moment où elle lâche la pierre. Quelque chose d’indécidable se déroule alors sous nos yeux : impossible de savoir si c’est la main qui abandonne la pierre ou la pierre qui abandonne la main. Là, le temps de cet insert filé sur la main qui caresse à distance la pierre qui glisse en douceur, on se croirait dans un film de Bresson. Parfois, au lieu de la main, le réalisateur montre en gros plan le visage du lanceur, filmé de profil, le regard tendu vers le pavé hors-champ. Où est-il ? Que fait-il ? Que devient-il ? La tension est à son comble, d’autant plus que ce plan dure longtemps et que le montage tarde à faire son office. Soudain, le lanceur se met à hurler. La première fois qu’on voit du curling à la télévision, on se dit que le lanceur est devenu fou, qu’il parle à la pierre comme s’il s’agissait d’une personne. Ce qui serait bien possible. En fait. Non. Un plan nous montre alors une armée de balayeurs sur la glace (des membres de son équipe) qui s’agitent frénétiquement devant le pavé. On suppose qu’ils influent sur sa trajectoire (pour la ralentir, l’accélérer, la dévier). Ils sont aux ordres du lanceur, bien placé pour savoir ce que devient sa pierre. Du coup, ils accompagnent tantôt le pavé sans rien faire, balai en main, puis deux secondes plus tard, s’activent comme des malades devant son passage. Chez ces balayeurs fous, c’est l’alternance repos-action qui est belle à voir tandis que le projectile trace en silence son chemin de pierre, souverainement indifférent à l’action des hommes, même si l’objet glissant, faussement autonome, ne soupçonne pas une fraction de seconde à quel point il est programmé par eux.
Le contraste extrême entre l’auguste geste du lanceur, d’une noblesse inouïe, silencieux (on songe à Fred Astaire), et cette irruption de trivialité domestique en pleine cacophonie (valets de chambre aux ordres d’un patron vociférant), digne de l’intrusion insolite du cinéma de Jerry Lewis (des marionnettes détraquées, remontées comme des piles électriques), donnent au curling un accent incomparable, sur une palette de tons qu’aucun autre sport n’est en mesure de rendre. D’autant plus que cette rupture de ton est aussi affaire de rythme. A la lenteur calculée du geste du lanceur, à la tranquillité superbe et inaltérable du mouvement de la pierre répondent la précipitation et l’excitation des balayeurs tout aussi millimétrées. Au fait, cas suffisamment rare pour être signalé, le curling est un sport qui n’a pas besoin de ralenti et n’en fait jamais usage. Et pour cause, il est le ralenti. Plus exactement, il offre dans le direct de la retransmission la sensation du ralenti (le geste du lanceur) et, comme dans le cinéma burlesque, l’irruption surprise d’images en accéléré (l’action des balayeurs). Le temps réel n’existe plus. Magique.