Sans peur, sans pitié pour la traduction FR de l'époque.
Un groupe de cangaceiros, bandits "sociaux" du Brésil au tournant du siècle, attaque un village et en kidnappe l’institutrice, dans l'optique d'une rançon. Mais l'un des seconds en tombe amoureux : il la libère, s'échappe avec elle, et devient l'objet d'une traque à travers les terres arides du Sertão...Ca va être passablement ridicule de comparer ce premier aperçu du ciné Brésilien classique avec les seuls autres Sud-Américains de l'époque que j'ai sous la main (deux films mexicains, en l’occurrence), mais je suis frappé par la ressemblance de ce cinéma avec celui de Fernández, notamment son
Enamorada. Tout y est, à l'identique : le mélodrame deshystérisé, le contexte rural pauvre, le fait historique qu'on légendarise, les ciels sombres et immenses, la nature et les extérieurs omniprésents mais toutes les marques d'une pensée de studio, les militaires pris de vagues à l'âme... Et surtout cette promiscuité évidente avec les codes du cinéma hollywoodien d'alors.
Déclinaison littérale du ciné classique US, tout juste soupoudrée de folklore... et pourtant il y a une chose qui cloche, une particularité qu'il est difficile de saisir. La vision est un peu déstabilisante. Je n'avais pas réussi à comprendre pourquoi sur le Fernández.
A la lumière de ce film voisin, j'ai l'impression à présent de mieux capter la raison de cette bizarrerie : c'est un cinéma "médian".
C'est à dire un cinéma débarrassé des saillies les plus vives : le résultat est étrangement doux (ou mou, dans les moins bons moments). Le film offre peu d'accroche au spectateur, la tragique est vécu avec un fatalisme désabusé. Le ton général est tendre-amer. Personne ne crie, par exemple : malgré les conflits intenses, les déchirements, les duels, tout le monde parlera posément d'un bout à l'autre du film. Même l'échange de tir de l'assaut final, dans le silence, est calme et régulier. La "traque", où l'on mène les chevaux au pas (!), ne se présente pas sous la forme d'une montée de tension, mais comme une succession régulière d'étapes (pour les poursuivis) et de rencontres (pour les poursuivants). Passant une rivière à cheval sans encombre, après la crainte que le courant ait pu les noyer, l'institutrice à cette phrase désarmante :
"C'était moins dangereux que je ne le pensais". Et c'est tout ! Imaginez l'effet de cette réplique dans le contexte du modèle hollywoodien qui sert ici de moule, si narratif et dramatique par essence... Cinéma chanté, enfin (littéralement : de l’intermède solo délimité, jusqu'aux chants de groupes, à cheval ou autour du feu) - mais cinéma chantant, plus globalement : très musicalisé, nimbé d'une béatitude religieuse discrète, contemplant une nature aux beautés appuyées, verbalisant les sentiments, menant chaque combat aux pourparlers.
Parce que les terres sont immenses, les enjeux lyriques, l'approche anti-naturaliste, cette "décontraction" générale n'est jamais morne : bel équilibre trouvé, qui peut se permettre un vrai calme sans perdre en intensité. Le plan-climax, magnifique, réunissant la mort et l'immensité de la nature dans une marche posée à la simplicité impressionnante, pourrait en soi tenir lieu de manifeste esthétique. Mais j'y trouve aussi des limites, notamment dans le regard que pose le film sur l'histoire qu'il met en scène.
Tout se vaut dangereusement dans le mouvement de cet apaisement général. Jusqu'à la figure du cangaceiro, dont on travaille activement la légende et l'idéalisation, sans pour autant effacer les traces de ce qui en fait l’ambiguïté (pour le dire gentiment). Lorsque dans la séquence d'ouverture le groupe attaque le village, capturant au lasso une femme qui va manifestement être enlevée et violée, que fait la musique ? Du mickey-mousing. Du type : "haaa quel bazar cette attaque, ça fuse de partout dis-donc ; ho tiens, elle est tombée, plouf". Et c'est tout le temps comme ça. Souvent se fait sentir l'envie violente de voir la mise en scène s'aiguiser, trancher la situation plutôt que travailler à l'égaliser, prendre position, nous sortir du brouillard qui nous donne l'impression d'observer tout évènement, quel qu’il soit, jusqu'au plus horrible, à travers le filtre tranquille d'un air de guitare de fin d'après-midi.
Je me rend compte que j'ai finalement peu parlé du film lui-même. Idéologiquement, c'est la bouillie (volontaire) : à chacun d'y voir une qualité ou un défaut, mais c'est dérangeant. Pour le reste, il est impeccable, emprunt d'une jolie douceur aussi ensoleillée que macabre, et surtout dominé par la séquence de nuit au camp, superbe (ci-dessus). Je comprends sans mal le succès international.
Je ne sais pas, après, si tout ce que j'ai essayé de décrire concerne uniquement Barreto / Fernández, ou quelque chose de plus largement associé à la période classique de toute l'Amérique latine (ça fait large...). Au cas où un enragé spécialisé vienne à passer par ici, calumet de paix : je parle de ce film, et du goût particulier qu'il a. C'est toujours passionnant et désarçonnant de tester une nouvelle cinématographie, c'est comme découvrir une nouvelle cuisine. J'élargis donc naturellement, en ayant bien conscience que c'est une goutte d'eau dans un océan de longs-métrages.