En effet film un peu bancal (2h30 long pour du Ray, mais il se fait plaisir au début en filmant longuement la voiture dans la campagne, notamment dans la course avec le train) mais très intéressant et attachant. Satyajit Ray assume dans un premier temps complètement la dimension "populiste progressiste" du film noir, et l'intrigue hyper-schématique lui permet d'aborder explicitement (mais au pas de charge) un tas de sujets politiques (que nous ne sommes pas forcément équipés pour comprendre) : les tensions religieuses entre hindous et musulmans, mais aussi, de manière plus inattendue, le statut de minorités chrétiennes, apparemment plus intellectuelles mais issues des castes les plus méprisées (peut-être aussi par une stratégie des colonisateurs, qui s'ajoute à la vérité sociale de la situation), et désirant -en apparence- ce statut minoritaire - la dimension chrétienne du martyre et du dolorisme fonctionne comme un thème d'une lutte sociale elle-même déniée, elle-aussi à justifier. Mais aussi le machisme et une forme de culture du viol (le film laisse clairement entendre que le personnage de Gulabi a été violé). On peut aussi comprendre le happy end final, arraché in extremis, comme une manière de rompre brutalement avec ce populisme qui construisait jusqu'ici tout le film -comme si la forme devait être annulée par la liberté qu'elle produit (peut-être que cela annonce les freezes finaux de Charulata)
Pour ma part, le rapprochement avec Taxi Driver ne m'a pas frappé, sinon oui peut-être la centralité du thème chrétien de la rédemption (mais que Satyajit Ray filme comme une curiosité extérieure, un code issu d'une autre culture, que les personnages imitent presque avec un mélange de volontarisme et de scepticisme), quand Scorsese s'y identifie totalement. Et peut-être aussi dans le dédoublement des personnages féminins principaux qui "encadrent" moralement le personnage: la dualité entre Neeli et Gulabi rappelant (lointainement) celle qui existe entre Cybill Shepherd et Jodie Foster chez Scorsese. C'est d'ailleurs je crois le premier film de Ray qui mette en scène des personnages féminins aussi forts (il fait suite à la Déesse où c'est tout l'inverse) et il est singulier qu'il passe par ces deux femmes , qui se relayent dans le film et sont pareillement moralement supérieures au personnage central. Chacune a une moitié du film, et cela lui confère malgré son schématisme, une structure et un rythme très singuliers.
Et à vrai dire les deux scènes finales de chaque femme sont bouleversantes (Waheeda Rehman, qui n'a joué qu'une fois avec Ray, mais plusieurs fois avec Guru Dutt est très bonne) . Le film exploite de manière très malicieuse le fait que son monologue est plus tragique que ce que la psychologie un peu frustre du personnage principal peut comprendre , mais cette scène rompt aussi avec la forme jusqu'ici alanguie et picaresque du film : contenu et forme sont pareillement dépassés moralement par le personnages - la justice fonctionne bien comme un défi, et un pas vers l'inconnu, plutôt qu'un retablissement du passé, aussi bien pour le personnage que le film . Elle n'est, à la limite, une réparation que pour les personnages chrétiens du film, mais un mystère pour les autres qui sont culturellement hindous- d'ailleurs la justice n'est mise en oeuvre par Singh après que les personnages chrétiens se soient sauvé eux-mêmes en quittant le film, ce qu'il ressent à la fois comme une trahison et la découverte d'une dimension psychologique qu'il ignorait jusqu'ici
Ray remarque peut-être que chez les Chrétiens le salut, moral et idéologique, fonctionne comme un quasi-thème érotique, avec lequel il finit par lutter, en créant le personnage à la fois arrogant et pur de Neeli. Le bien est pour Singh aussi inaccessible que la jouissance sexuelle - et celle qu'il désire a déjà réalisé pour elle-même l'égalité sociale qu'elle réclame pour le monde. Les déclassés sont vengés par l'amour christique qu'il reçoivent, comprennent, auquel ils donnent sa raison et son objet, mais ne le retournent pas forcément - ils en sont la fin présente . Cela rappelle certains texte de Nietzsche opposant le Christianisme occidental à un orient censé être plus vieux que la salut et que l'amour, même si le film est aussi plus complexe et moins idéologique que cela : Neeli quitte surtout la région pour avoir une vie ailleurs avec son fiancé, inconnue et ouverte. A vrai dire le film valorise ce que Nietzsche décrit pour le critiquer : l'égoïsme secret puis assumé de Neeli est opposé à son dolorisme, et est une meilleure solution politique que le fait de s'enfoncer dans le martyre social et en jouir. Ce qui est socialement vertigineux, c'est que Ray doit recourir au christianisme, de façon pédagogique, pour faire ressentir par contraste l'aspect scandaleux du déclassement des intouchables, qui n'est lié à aucune notion de pêché et d'expiation : c'est juste une structure, par laquelle la société se définit. Les Chrétiens inventent leur propre faute en même temps que la finitude de l'ordre qui les opprime, mais ne peuvent même pas culturellement faire comprendre au reste de la sociétê qu'il y a là une menace et une colère.
C'est aussi je crois un des tout premiers films où Ray se décentre un peu du Bengale. Singh semble venir de Girivraja - je crois- une ville religieuse du Bihar, un état plus pauvre et plus grand, plus vers 'intérieur, mixte lingustiquement, et Waheeda Rehman n'est par ailleurs pas originaire du Bengale mais du Tamil Nadu (je me demande d'ailleurs si son personnage parle hindi ou bengali).
Le film est par ailleurs complètement symétrique au Salon de Musique, il y a un jeu d'auto-déconstruction ludique de la part de Ray. Dans le premier un maharadjah n'arrive pas à atteindre le monde moderne et s'enferme dans son palais, ici un guerrier déclassé et méprise (par un paradoxe du système de caste dont il devrait bénéficier) est hanté par son passé qu'il n'arrive pas à égaler, et trimballé dans les endroits où vivent les autres, avec un mélange de honte (liée à l'économie) et de pouvoir (qui est das le système des castes un rapport solitaire au passé - un dominant qui s'explique a déjà perdu politiquement la face) qui le relie malgré tout à la psychologie du Maharadja du Salon. Les serviteurs n'ont pas de reflet face au miroir dans le Salon, là ils orientent le film, et jugent le personnage (par le personnage comique de Rama, le copilote Sancho-Pancha) et comme le remarque bien Qui-Gon Jinn le dominant du film fait face à quelqu'un avec une auréole lorsqu'il veut à la fois l'obliger, l'employer et le corrompre. Mais surtout le maharadaja finit ici enfermé par ceux dont il voulauit daire des serviteurs dans une carriole en mouvement, sur la route, situation inverse du dénouement du Salon de Musique. Un camion dans la Salon a aussi la même signification de symbole de la ruine de l'ancienne économie que la Chrysler du film (personnage à part entière), qui remonte aux années 30, déjà vieille pour le film (d'où un décalage comique car décalage avec la valeur que les personnages lui prêtent, jusqu'à ce que le personnage du tentateur ose dise également la vérité sur son ridicule - et est aussi pour cela éliminé du film) mais c'est aussi l'époque du Salon, comme si cette voiture était une trace et un porte-parole des films précédents de Ray (les sempiternelles années 20 QGJ dixit ) dans une intrigue tournée au présent.
La mise en scène est aussi très forte, beaucoup de mouvements de caméra complexes mais discrets, qui donnent tout à coup, par un léger travelling ou recadrage, un aspect moral introduit en cours de séquence, que les personnages remarquent silencieusement en doutant comme nous de pouvoir le retenir. Le sens moral est lui-même un phénomène, une extériorité venue du monde, qui s'impose au personnage comme un sixième sens inédit, ou plutôt un son ou une couleur (avantage paradoxal du noir et blanc). Il y a en effet des plans qui tuent, et élèvent le film au delà de l'aspect apparemment convenu (mais aussi ludique) de l'intrigue.
Le travail sur le son est aussi remarquable : superbe BO de Satyajit Ray himself, mais exploitée de manière étonnante (assourdie, brusquement interrompue puis aussitôt relancée au point où elle s'était interrompue dans des dialogues-clés, comme celui de Gulabi), il y a aussi une technique assez singulière entre ce qui semble être du son direct et le fait de masquer les bruits de l'arrière-plan tout en insistant sur certains bruitages (craquements, déplacement d'objets) qui donnent de la profondeur spatiale à la scène. Soumitra Chatterjee est aussi étonnant, complètement maquillé et ayant transformé sa voix, je ne l'avais pas reconnu, mais il est crédible en faux bad boy intimidant et taciturne, mais mal assuré (en particulier face aux femmes), vaniteux et incrédule jusque dans la souffrance. Sa seule force est une imperméabilité au racisme de classe, mais est issue d'une blessure liée à son propre déclassement, que le film finit par renfermer, en la vidant aussi progressivement de sa signification - je me demande si ce n'est pas le sens de la scène bizarre de l'accroc que fait la voiture sur la robe de Neeli, qui est renforcée par le fait d'y être indifférente - dans un pays où les métiers du textile sont je crois importants et occupés par des pauvres, si l'on en croit Tristes Tropiques (où Lévi-Strauss parle d'ailleurs aussi du Bengale) - car c'est là aussi une blessure issue non d'une intention mais d'un ordre matériel et symbolique, virtualisé avant d'être compensé - devenant ainsi un objet politique.
_________________ Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ? - Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.
Jean-Paul Sartre
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