Apu a maintenant la vingtaine et vit à Calcutta dans une petite chambre, entre études de lettre, trop chères pour être achevées, et chômage (sans indemnités). Il ambitionne d'être écrivain. Son meilleur ami, Pulu, rond et bonhomme quand Apu est longiligne et sec , est plus riche et mieux installé dans la vie. Comme il bénéficie d'un emploi d'ingénieur, on sent qu'Apu retire de sa fréquentation un sentiment de promotion sociale indirecte. Pulu sert en échange de public à Apu, qui lui expose ses travaux littéraires, projets et frustrations.
Un jour, Pulu demande à Apu de l'accompagner dans une visite au pays pour assister au mariage d'une cousine. L'esprit dans lequel le voyage est entrepris est un peu ironique, Apu et Pulu sont des citadins qui portent un point de vue extérieur et distant, presque touristique, sur leur milieu d'origine. Mais les choses vont prendre pour Apu un tour imprévu. Le marié, suite à une promenade cérémonielle en palanquin sous le soleil, apparaît prostré et psychologiquement vacillant, et on suggère à Apu de le remplacer au pied levé...
Dernier volet de la trilogie d'Apu et premier film avec Soumitra Chatterjee (décédé l'an passé) et Sharmila Tagore.
C'est un des films les plus déroutants de Satyajit Ray. La narration part dans plusieurs directions, reliées très abruptement, entre comédie et mélodrame. Une partie de l'enjeu du film est de
dépasser le matériel de départ, un roman social portant une dimension à la fois initiatique et populiste, en l'épuisant, en laissant le film malgré tout continuer. Il devient alors pratiquement expérimental, au plus près de la matière (comme si la rivalité de l'intérêt que l'on éprouve pour les choses et la matière avec l'attention au structures sociales était la liberté elle-même), avec de longues parties muettes, dans lesquelles Apu apparaît pratiquement comme un alter ego du Christ, errant pauvre et chargé d'un fils imprévu. La rancœur de la paternité subie et a honte de la condition ouvrière ressemblant à la noblesse symbolique et hautaine de la virginité religieuse.
Sans le décousu apparent de l'intrigue, le personnage de l'enfant n'existerait pas avec une telle intensité. il est amené lors de la dernière demi-heure par de magnifique plans en grand angle, qui constituent à eux seuls l'histoire du film. L'image est le récit, sensible au déterminisme social et ouvert sur ce qui l'excède, une sorte de mystère conscient où l'identité individuelle est toujours l'objet d'une préméditation, que l'on perd et refoule en vieillissant. L'impuissance n'apparaît qu'avec la confrontation au travail, au monde de l'économie et à la sexualité, alors qu'il n'y a pas d'échec à être soi-même, on l'est toujours. La vie d'Apu bascule certes dans le ridicule puis le tragique lorsqu'il accepte de prendre la place d'un autre, ce que son fils ne peut pas faire, il est d'une certaine façon plus fort que lui. L'adulte est piégé en investissant affectivement et sexuellement les personnes, quand l'enfant est plus libre le fait des structure sociales : les perceptions de celui-ci correspondent directement à la critique politique de l'adulte émancipé.
Ce personnage d'enfant, qui apparaît rapidement mais "boucle la boucle" est magnifique et complexe : il est répudié par son père, justement parce qu'il ressemble à ce que lui-même au même âge. Na a honte du milieu social éprouvée par le père, à travers lui cesse d'être formulable et dicible et devient un affect. Ce n'est même pas encore le complexe d'Oedipe, le film se place à un moment qui lui est antérieur : ce qui culpabilise et fait l'objet d'un jugement par les autres est ici l'appartenance et la condition sociale, mais dans les formes qui sont celles du désir incestueux.
Le désir est en effet ambigu : dans la trilogie d'Apu, les personnages féminins, qui manifestent le désir de vivre le plus marqués (sa sœur puis sa femme, qui se répondent comme Apu répond à son propre fils) sont tués cruellement dans le film, comme si le désir exposait directement à la destinée tragique (depuis l'intérieur des structures social, le tragique est interne à l'ordre économique et social pour Ray, il ne connote pas une expérience artistique raréfiée). Tout l'enjeu politique des films suivants de Ray, notamment dans la question du féminisme, va être de séparer l'ordre du désir de celui du destin. que le désir ait moins de conséquence que les idéologies est socialement un signe d'émancipation mais aussi une attaque contre la religion. Le personnage central de Ray est souvent un homme assumant muettement comme situation, et malgré lui, ce qu'il énonce pourtant complètement au début du film
Le pivot entre les deux moments étant la perte de sa femme.
Le film est matriciel dans l’œuvre de Ray, ses films suivants vont décliner les situations qu'il présente dans d'autres formes d'autres milieux sociaux (Apu et le maharadjah du
Salon de Musique perdent leur femme de la même manière, avec la même réaction psychologique initiale, ce sont presque les même plans pour le suicide ou la réconciliation filiale...), d'autres époques (la trilogie d'Apu paraît d'ailleurs développer les 30 ans du personnage sur 60 années de l'historie de l'Inde, rattrapant le Calcutta des années 60 et du travail de bureau, comme pour indiquer que le temps historique accélère plus vite que le temps moral du personnage, l'univers visuel de la colonisation se transformant en irréalité onirique pour le personnage d'Apu, qui devient une sorte de prophète solitaire et ridicule - le ressentiment prend déjà la même apparence que la catharsis religieuse, comme dans la Déesse, mais c'est dans Apu inconscient et lié au rapport du personnage à lui-même quand cela sera transféré sur sa femme et collectivisé en foi populaire, devenant une question de classe, encore plus destructrice). L'Adversaire reprendra par exemple le personnage d'Apu, mais en l'adaptant au discours gauchiste de la fin des années 60. Comparer les deux films permet aussi de comprendre qu'il y a alors une sorte d'opposition brechtienne entre justification politique, inachevée, et identification au personnage, qui confectionne comme une matière consommable et non-renouvelable)
Pour autant le film, même s'il est formellement superbe (la scène , à la la fois comique et horrifique, pas si lointaine de
Midsommar de la folie du marié), est un peu frustrant. Le personnage de la femme d'Apu mais paraît fade et à peine esquissé. Certes cette fadeur est thématiquement centre du film, et Ray la retourne habilement car cela accentue l’incongruité de la tragédie : Apu est puni de s'en être contenté (d'ailleurs scène magnifique du dialogue ambigu avec son collègue, qui devient une figure diabolique du destin derrière la misogynie anodine du dialogue). Les films suivants de Ray vont à la fois développer ce personnage, et simplifier le récit pour paradoxalement l'amplifier psychologiquement le faire échapper au tragique ; en s'en tenant à un seule genre esthétique, choisi àpar Ray mais aussi par le personnage (comme dans la fin du Lâche ou le personnage décide en un plan si le film était une comédie ou non).
Il est émouvant de découvrir que Sharmila Tagore, qui apparait ici terne est minaudante, va se transformer 10 ans plus tard en la séduisante vamp gauchiste qui trouble les 4 mecs des
Jours et des Nuits dans la Forêt (film qui a le même point de départ que le voyage en province d'Apu, mais traitée sur la forme de la comédie sophistiquée).
Sinon le film a quand-même une forte dimension homosexuelle, sans doute voulue
, je me demande si elle serait représentable avec la même franchise et en même temps la même simplicité dans un film indien récent.