Ce documentaire émouvant suit un homme d'une cinquantaine d'années qui rentre chez lui en voiture chaque soir, à la fin de sa journée de travail, dans la banlieue de Melbourne. Une plongée radicale dans un quotidien banal, aux discussions humaines et évocatrices.Bien chauffé par le lobbying de Marin Gérard qui en avait fait son meilleur film de l'année passée et l'avait programmé dans le cadre du Ciné Club Critikat (sans parler de son article - son premier ? - dans le numéro d'Avril des Cahiers). Le film trônait également en tête des films non distribués l'année passé selon
Film Comment devant
Trenque Lauquen. Un peu méfiant malgré tout, The Plains était en compétition l'année passée à Cinéma du Réel, comme l'était
The United States of America de James Benning, pareillement encensé par la critique, et dont le
Allensworth vu cette année m'a laissé plutôt dubitatif (typiquement le genre de film dont le concept prévaut sur l’œuvre qui en découle - en gros on se fait tout de même un peu chier). Et comment ne pas avoir un petit doute lorsque le pitch de celui-ci est, pendant 180 minutes, d'être embarquée dans une voiture à l'arrière de son conducteur, pour prendre systématiquement la même route qui l'emmène de son lieu de travail à son domicile...
Parmi les retours critiques recensés sur IMDb celui de The New York Times retient l'attention.
Fans of structural film, “Jeanne Dielman” and Google Maps will find much to treasure, even if the narrative elements — and occasional cutaways to imagery shot in a more remote area in western Victoria — upset the movie’s rigor and purposeful tedium. Ben Kenigsberg semble avoir moyennement apprécié le voyage, mais dans sa recherche du bon mot, le lien qu'il tisse entre
Jeanne Dielman et The Plains est on ne peut plus juste. Chez Easteal, le dispositif de mise en scène est absolument implacable. Un seul angle de prise de vue, aucun montage (autre que passer d'une journée à l'autre). On accompagne Andrew plus ou moins longtemps chaque jour, les séquences les plus courtes ne font pas plus de 5 minutes, les plus longues peut-être 20, au bout des 180 minutes on connaît le parcours aussi bien que lui, chaque feu de signalisation, chaque zone où il y a des travaux. Notre quinqua tirant sur la soixantaine est parfois seul, sinon est accompagné de son collègue David (dont on apprend lors du générique final qu'il s'agit du réalisateur lui-même, avocat de profession). Chaque séquence débute de manière quasiment identique, on l'attend sagement assis sur la banquette arrière, il déverrouille la voiture, on le voit s'approcher puis il s'engouffre sur le siège conducteur, la radio s'allume, on quitte le parking par la gauche pour s'insérer dans le trafic, quasi systématiquement congestionné. L'oppression ressenti chez Akerman semblerait presque futile en comparaison, Andrew semble littéralement prisonnier de son automobile (il lui faut entre 45 minutes et une heure pour rentrer chez lui), tous les jours la même route, tous les jours les mêmes rituels et la même routine (on quitte le parking, on enfile le kit main libre, on appelle la maman puis la compagne), rarement on aura vu la forme à ce point fusionner avec son sujet.
On se dit que le film doit donc être terriblement morne, et c'est là toute l'importance du choix d'Easteal d'avoir fait d'Andrew Rakowski le personnage principal de son documentaire. J'imagine assez aisément que l'idée a dû germer après qu'il l'ait raccompagné plusieurs fois après le travail, voyant en cet intarissable locuteur le sujet parfait. Parce que pendant 3 heures, le mec n'arrête pour ainsi dire jamais de parler, rien de transcendant dans le fond, rien de trivial non plus (il ne parle jamais pour combler le temps, il n'est ni question de météo ni de sport). Et pourtant sur la longueur, tous ses appels téléphoniques ou ses échanges avec David Easteal s'avèrent absolument passionnant. Rarement on aura eu l'impression de plonger à ce point au sein de la sphère intime d'une personne, sans presque jamais voir son visage (on ne le verra que deux fois, avec les inserts de vidéos faites par Andrew lui-même, une fois de profil lors d'un voyage en voiture vers Adélaïde, l'autre de face, au côté de sa compagne Chéri, capté par son drône). Qu'il s'agisse de travail (Andrew semble à la fois insatisfait de celui qu'il a - en particulier du fait de rapport conflictuel avec sa supérieure hiérarchique - et s'en accommoder), de famille (sa mère de 95 ans qui n'a plus toutes ses facultés mentales est dans un hospice à Adélaïde quand lui habite Melbourne, Andrew parle d'ailleurs avec beaucoup de lucidité de cette situation qui d'une certaine manière l'arrange, de ne l'avoir que quelques minutes au téléphone chaque jour, d'aller la voir de temps à autres tout en s'arrêtant sur le parcours dans sa résidence secondaire, joindre l'utile à l'agréable en quelque sorte - impossible de ne pas penser à tout ce que Müller a pu exprimer à ce sujet sur le forum), du rapport intergénérationnel (David Easteal est de 20 ans son cadet), du couple (du sien, de celui passé de David, de l'utilisation de Tinder), voir de la couleur en vogue pour sa nouvelle voiture, chaque sujet est approfondi, nous remmène à notre propre condition, à nos propres choix, à un point où j'en étais même à rechercher les voitures de couleurs rouges (à la mode) et vertes (plus à la mode) qui croisaient sa route. Chaque voyage est alors comme une étape supplémentaire pour approfondir notre connaissance d'Andrew, on attend avidement qu'une nouvelle journée arrive, et on est presque en haleine quant à l'évolution de l'état de santé de sa mère Iga (qui ne s'alimente plus sur la fin). Un film qui d'un point de départ confinant à la claustrophobie ne cesse de se déplier pour nous révéler la nature profonde d'une personne commune mais aussi unique.
C'est sur MUBI, je le recommande donc chaudement à ceux qui y sont abonnés.
5/6