Parmi les trois grosses productions à costumes successivement réalisées par Milos Forman au cours des années 80 :
Ragtime,
Amadeus et
Valmont, j’ai toujours gardé une préférence pour le premier titre. A cause du sujet déjà, plus ambitieux à mon sens que dans les deux autres films : raconter l’Amérique du tout début du 20ème siècle, à travers le microcosme de la société new yorkaise envisagée dans toute sa diversité ethnique, culturelle et sociale.
Le film s’appelle
Ragtime, du nom de cette musique jouée par les noirs, ancêtre du jazz, qu’on définit sur wiki comme une «
synthèse entre la syncope africaine et la musique classique européenne », ce qui exprime bien la mixité à l’œuvre dans le film.
Pourtant, plus qu’au ragtime, c’est davantage à une valse que je comparerais le mouvement du film, celle qu’on entend et qui fait danser un couple au générique. Son beau thème a été composé par l’une de mes idoles : le grand Randy Newman (ah l’album
Sail away…) qui a d’ailleurs signé toute la BO.
Il y a en effet au cœur du récit, une famille blanche, bourgeoise, traditionnelle, pilier d’une Amérique immuable et point fixe autour duquel évoluent, comme des valseurs, toutes les autres individualités, issues d’horizons divers (milliardaire, demi-mondaine, artisan juif, musicien noir…).
Autant le dire tout de suite, la belle unité de cette famille ne survivra pas aux différentes interactions, combinaisons imaginées par le récit entre elle et les autres quidams. L’histoire se termine d’ailleurs au moment où la première guerre mondiale éclate, cette déflagration faisant écho d’une certaine manière à l’implosion dudit foyer.
C’est donc une société en pleine mutation dont on fait le portrait ici, on pourrait presque dire qu’on y assiste à la Naissance d’une (autre) nation, cette naissance coïncidant d’ailleurs avec celle d’un nouveau divertissement de masse appelé à un grand avenir : le cinéma, qui joue son propre rôle dans le film.
D’après ce que j’ai pu lire, le film aurait d’abord été proposé à Robert Altman, ce qui n’est pas étonnant pour un récit à plusieurs voix dont le réalisateur s’est fait la spécialité depuis Nashville. Si Forman et son scénariste ont conservé cette forme de récit, issue du roman, ils en ont quand même cassé le caractère égalitaire dans le sens où le film en cours de route se concentre, au détriment d’autres personnages, sur l’aventure de Coalhouse Walker Jr, le pianiste noir, « beau parleur » à qui l’on doit probablement l’une des meilleures répliques du film (A la question de savoir s’il sait lire une partition, il répond ceci : «
Sir, I read music so good, white folks think I'm fakin' it »).
A partir de là, on peut dire que Coalhouse prend le récit en otage. Il est vrai que ce beau gaillard (interprété par Howard E. Rollins, à la carrière tristement abrégée par le sida) passe de l’occupation de musicien à celle, moins pacifique, de dangereux terroriste. Pourtant, malgré cette infamie, Coalhouse n’est jamais rendu antipathique. D’abord parce que le film lui donne bien des raisons de se radicaliser, ce qui nous permet a minima de comprendre sa révolte, à défaut de l’approuver. Ensuite parce qu’il finira par prendre conscience de l’impasse de son action en sauvant ce qui peut l’être (notamment ses acolytes). On se dit qu’un traitement aussi magnanime envers une figure de terroriste serait difficilement possible dans le cinéma américain d’aujourd’hui, voire dans le cinéma tout court.
Comme toujours chez Forman, y a pas mal d’humour dans le film, un humour plus suggestif ici que démonstratif : je pense par exemple à cette succession de repas de famille dont le début est sans cesse contrarié par un événement extérieur (subtil running gag). Il y a également cette idée assez cocasse, quand on y pense, d’intégrer un « black-face » au sein de la bande de Coalhouse.
Un dernier point qui donne sa pleine valeur au film mais là je laisserai parler le critique Pascal Bonitzer.
Dans son article aux Cahiers en 82, il y évoque le personnage du père de famille, interprété par James Olson (acteur envers qui Milos Forman confiait, dans une interview, avoir eu le plus de doute au moment du casting, bien à tort finalement). Pour la petite histoire, ce comédien à la filmographie plutôt austère est mort au mois d’avril dernier sans rip de personne. Considérons donc les quelques lignes ci-dessous comme une sorte d’hommage indirect rendu à son talent :
Citation:
La vraie figure émouvante du film, émouvante et insaisissable, c'est celle du père. Son trajet à lui est imperceptible, il devient imperceptible. C’est la figure la plus profonde du film. C'est le personnage le plus moyen, protestant constipé, pusillanime, que tout effarouche et blesse, et qui croit essentiellement aux convenances. Il est ainsi à l'origine, lorsque l'histoire commence, et il en est presque odieux. On pourrait croire, au début du film, qu'il va être le personnage négatif, le bourgeois honni. Lourde erreur. Le miracle est qu'il ne devient pas « positif » pour autant, mais il bouge, il bouge d'une façon imperceptible, sans cesser d'être ce qu'il est. Jusqu'aux toutes dernières scènes on ne sait pas comment il va réagir, et il réagit avec le plus grand courage, il est le seul qui réussisse à faire sortir Coalhouse Walker de son délire, et c'est pourtant à son insu, et il reste pourtant le même, ce bourgeois un peu raide, un peu anxieux, très seul, et que tout effarouche. C'est une figure bouleversante. Tout l’art de Forman est là, et c'est du grand art. Forman a toujours été un portraitiste, portraitiste de cinéma, c'est à dire de mouvement, mais de mouvement moléculaire, imperceptible. Réussir à glisser de l’imperceptible dans une superproduction, réussir à faire glisser tout l'appareil de la superproduction vers des figures qui tremblent, qui échappent au typage, aux grands ensembles contradictoires, et détruisent imperceptiblement ceux-ci, c'est le plus grand art. Forman fixe d'abord un visage - il a un sens extrême du casting - puis il s'attache à le défaire à touches invisibles, il l'entraîne on ne sait où, pas même lui ne sait : « Il en est un que j'aime beaucoup, dit-il (entretien du pressbook), c'est le Père. Au départ, je le déteste, mais à la fin je le comprends, et je ressens une grande compassion pour lui ». Lorsqu'un metteur en scène se laisse ainsi entraîner par un personnage sans avoir barre sur lui, lorsqu'on ne sait pas où on est, ni où on va, ce n'est pas « le retour de la grande aventure », mais c'est la seule aventure qui compte.
Accessoirement, revoir le film m’a donné envie de lire la nouvelle de Kleist :
Michael Kohlhaas, qui a inspiré l’épisode principal du film. Ce livre succèdera ainsi à celui de Damasio,
La horde du contrevent, que je viens de terminer. D’ailleurs, merci à tous ceux ici qui m’ont donné l’envie (comme à Qui-Gon Jinn) de le reprendre, une collègue me l’avait prêté il y a un an mais j’avais abandonné au bout de quelques pages. Même s’il y a des fulgurances poétiques de langage qui m’ont un peu désarçonné, des explications dont le sens m’a parfois échappé, l’aventure contée est vraiment palpitante et vaut largement le temps qu’on y passe.