3h20 de dialogues philosophiques sur la guerre, la morale, la religion. Mais admirons la composition de ce plan.Ca faisait longtemps que je n’avais pas vu un film aussi radical dans ses parti-pris et aussi intempestif: on se demande quel intérêt on peut bien trouver à ces débats hyper denses sur, entre autres thèmes sexy, le caractère fondamentalement européen ou non de la Russie ou les implications morales de la croyance en la résurrection du Christ. On se dit: à lire? pourquoi pas, et encore… Sur une scène de théâtre? A la limite. Mais au cinéma, est-ce que c’est possible d’imaginer quelque chose de moins "cinématographique" que 3h20 de dialogue, de dialogue philosophique en plus, et sur des sujets sans aucune actualité? Pour tout dire, on sort de la séance un peu sous hypnose, après un long dernier acte où les personnages débattent de la mort, de la résurrection, tout en champs-contrechamps fixes plongés dans la pénombre, qui achèvent de donner à ces brillants parleurs des airs de charmeurs de serpents.
Pour situer un peu le film, je décris juste un plan: dans le premier acte (qui porte sur la guerre, le meurtre comme mal radical ou non), une femme se met à lire une très longue lettre décrivant une scène de massacre, lors d’une bataille entre cosaques et bachibouzouks. Le plan est fixe, de manière à cadrer toute la pièce, les personnages en pied. La femme lit quelque chose comme trois pages de lettre, sans être interrompue, et sort peu à peu du champ, si bien que pendant plusieurs minutes de plan fixe, on ne voit plus que ceux qui l’écoutent, immobiles, et les domestiques qui s’activent à l’arrière-plan pour dresser la table où les invités dîneront ensuite.
Je veux dire: même pour un amateur de théâtre, ce n’est plus du théâtre, c’est de la lecture. Alors un amateur de cinéma, je n’imagine même pas: à ce niveau, c’est même plus anti-cinématographique, c’est une provocation, c’est un doigt d’honneur (enfin, non, pas un doigt d’honneur, c’est trop grossier pour des personnages aussi scrupuleux sur les bonnes manières: disons que c'est un soufflet, un camouflet). Evidemment, Puiu sait ce qu’il fait, et il envoie promener le spectateur et ses attentes avec pas mal d’humour, même si personne n’osera dire que c’est un film comique – alors que c’en est un, comme tout grand film.
Le film réussit cet exploit d’être à la fois très concret et très abstrait. Très abstrait puisque le dialogue s’élève toujours à un niveau de généralité métaphysique, et ne révèle rien, par exemple, de l’identité personnelle des personnages: on ne sait pas qui ils sont, ce qu’ils font, quels sont leurs liens: Olga est-elle l’épouse de Nikolai? Le vieil homme qui agonise, que fait-il là? Qui est ce général russe qu’on voit au début et plus jamais ensuite? Et l’enfant qu’on empêche de venir dans la pièce, de qui est-il? Pourquoi Ingrida pleure-t-elle sur la terrasse? Est-ce parce qu’elle est veuve? Aucune réponse à tout ça. C’est pas du Tchekhov, pour le dire autrement, même si le titre peut y faire allusion: "Malmkrog", c’est le nom allemand du village de Transylvanie où le film a été tourné, Almakerek, qui signifie, en hongrois : "pomme ronde", car le lieu, historiquement, était une pommeraie. On pense à Tchekhov, "La Cerisaie", aux œuvres "fin de monde", "fin de siècle". Ce n’est pas faux, mais le film évacue toute intrigue, tout récit, toute dimension dramatique fondée sur le caractère personnel des personnages, réduits pour ainsi dire à de simples entités parlantes. Si bien que ça peut ressembler à du Tchekhov, mais alors, revu par Ionesco, un autre Roumain qui avait le sens de l’humour et de la conversation métaphysique.
Très abstrait donc, jusqu’à l’absurde, en un sens, mais aussi très concret, au sens où la haute tenue du débat philosophique est constamment ré-ancrée dans le réel par le ballet minutieux des gestes des domestiques et des femmes de chambre, qui sont toujours là, bord cadre, pour tirer la chaise quand ces messieurs dames veulent sortir, ou pour tendre un verre d’eau au bon moment, car débattre si longuement de la nature divine du Christ n’est pas seulement le propre d’êtres pensants, c’est aussi, très concrètement, le loisir d’une caste de privilégiés qui finissent par avoir la bouche un peu sèche. Tout le dialogue s’élève ainsi comme une sorte d’abstraction que seul permet l’affairement permanent des domestiques – ce qui nourrit, au cœur du film, une tension larvée, une violence constamment réprimée, et qui éclate soudain, dans quelques plans qui laissent stupéfaits
Difficile, évidemment, de ne pas faire le lien avec ce qui se trame dans le contexte de cette Europe centrale fin de siècle (les rivalités nationales préparant la guerre de 14, les luttes sociales conduisant à la révolution d’octobre). Difficile aussi d’écouter, sans prendre ses distances, des personnages si polis et si soucieux de définir ce qu’est le vrai bien, alors qu’on les entend justifier les crimes de la colonisation au nom du processus civilisateur (on est vers 1900), défendre le concept de guerre sainte comme fondement de tout éthos militaire, ou, plus prosaïquement, chercher à pousser leur interlocuteur dans ses derniers retranchements, jusqu’à le faire pleurer ou s’évanouir. Pas étonnant que Puiu ait pensé à insérer des scènes de chasse au sanglier entre les actes de son film, sans le faire finalement: au fond, la cruauté de ces échanges, la violence qu’ils dissimulent sous un respect scrupuleux des convenances, est déjà parfaitement sensible, sans que le cinéaste ait à le signifier plus clairement.