« Je ne contracte pas » : les êtres souverains, ces complotistes qui nient l’autorité des Etats
Un couple drômois fascine les internautes depuis qu’il s’est opposé à un contrôle routier au nom d’un mouvement marginal mais qui inquiète les spécialistes des dérives sectaires.
Par William Audureau et Samuel Laurent
Le Monde - 07/04/2024
« Je n’appartiens plus à la société République française Présidence. Ben oui, c’est une société privée, depuis 1948. Et vous, vous êtes aussi enregistré à Washington DC sous un numéro, ce qui fait de vous des mercenaires sur le territoire français. » L’argument, lunaire, est extrait d’une vidéo d’une dizaine de minutes, prise par un couple de quinquagénaires drômois, arrêtés près de Dunkerque (Nord) le 1er avril pour un contrôle de gendarmerie au volant de leur voiture, et qui refusent de se soumettre aux demandes des agents.
L’argumentaire de Pierre et Laëtitia paraît surréaliste : « La départementale est une route privée », assènent-ils avec un aplomb désarmant, tout en invitant les fonctionnaires à « faire des recherches ». L’homme décline son nom de famille (« de la famille L. par ouï-dire, en minuscules s’il vous plaît, car nous ne sommes pas des entreprises »), tandis que sa femme et lui répètent : « Je ne contracte pas, je ne contracte pas avec une société privée. » La vidéo, partagée par Vincent Flibustier, influenceur belge engagé dans la lutte contre les théories du complot, a été visionnée environ neuf millions de fois sur X, et a suscité de nombreuses moqueries.
Derrière les sarcasmes, cette scène illustre un phénomène de société marginal mais préoccupant, les « êtres souverains ». Cette communauté antisystème, qui s’estime exempte des lois et obligations nationales, peut verser dans « des activités illégales et violentes », prévient l’Organisation non gouvernementale américaine Southern Poverty Law Center. En France, le mouvement regroupe quelques dizaines de milliers de personnes. Le canal « fraude du nom légal » compte ainsi 20 000 abonnés sur le réseau Telegram. Une autre chaîne, CLC (Common Law Court), le « tribunal de droit commun » dont ils se réclament, compte 3 000 abonnés – en avril 2023, ils n’étaient encore que 500.
L’Etat, une entreprise comme les autres
Cette mouvance conspirationniste proche de l’anarchisme d’extrême droite est née aux Etats-Unis dans les années 1970. Elle se présente comme un syncrétisme d’antifédéralisme, de résistance fiscale, de complotisme et de pseudolégalisme − attitude consistant à respecter des normes juridiques fictives, perçues comme supérieures aux lois en vigueur. Au cœur de cette croyance, l’idée que les Etats n’ont aucune existence légale réelle, mais sont des sociétés privées enregistrées à Washington.
Selon cette théorie, à la naissance, tout individu est enregistré sans son consentement en tant que « fiducie ». Il est « volé » à ses parents, floués lorsqu’ils signent l’acte de naissance, et devient une franchise, propriété de l’entreprise « Etat ». D’où ce terme de « fraude au nom de naissance » qui revient constamment dans leurs conversations.
L’Etat n’est ainsi à leurs yeux qu’une entreprise privée comme une autre. Pour preuve, ils exhibent des numéros de Siret (inscription au registre des sociétés) de divers organismes (caisses de Sécurité sociale ou de retraite, voire l’Elysée…). Chaque individu étant considéré comme une société privée, au même titre que l’Etat, il ne s’agit plus d’obéir à des lois, mais de consentir − ou non − à des contrats de gré à gré.
En faisant, à partir d’obscures références juridiques, une déclaration supposée les émanciper de leur lien avec l’Etat, les tenants de cette théorie sont persuadés de devenir eux-mêmes des entités juridiques propres, aptes à contracter selon leurs propres règles tant avec leur fournisseur d’énergie qu’avec les impôts, la police ou la justice.
Pseudo-cartes d’identité et « formule magique »
Cette communauté antisystème est paradoxalement très procédurière et attachée à la production de documents pseudolégaux, sans valeur, mais payants. Le site du CLC, dont les administrateurs sont anonymes, permet ainsi de se procurer, pour 10 euros, un pseudo-certificat de naissance « pour confirmer que vous existez » ; pour 50 à 80 euros, une carte d’identité d’« être vivant » ; et pour 150 à 330 euros, des plaques d’immatriculation de non immatriculé.
Le « tribunal de droit commun » permet de commander des pseudo-documents, sans valeur légale, et payants, censés démontrer l’appartenance aux êtres souverains. CAPTURE D’ÉCRAN
Le site permet également de s’échanger des astuces pour clôturer ses comptes bancaires ou se dérober aux demandes des autorités, par exemple lors de contrôles routiers, comme l’affirme l’une des membres de la communauté, qui conduit sans assurance ni contrôle technique depuis sept ans. Un conseil revient sans cesse, affirmer explicitement : « Je ne souhaite pas contracter avec vous. »
Sans surprise, les « souverains » multiplient les contentieux avec l’administration fiscale, les chambres de commerce ou encore EDF, souvent pour des factures qu’ils refusent d’acquitter. Solidaires, ils espèrent faire céder les institutions, sinon « tu porteras plainte au pénal pour réduction à l’esclavage, extorsion de fonds avec menace, faux en écriture et entrave à la vérité, atteinte à ton honneur et à ta dignité », croit ainsi savoir Annie, l’une de leurs influenceuses, sur Telegram.
Comme pour Pierre et Laëtitia, se heurter au mur de la réalité ne suffit pas à fracturer leurs convictions. Le forum abonde de récits de saisies d’huissiers voire de séjours en détention de personnes ayant suivi les conseils de la communauté. « Je me suis fait arrêter par la police, raconte ainsi Abdel Hamid fin mars, pour défaut d’assurance. Ils m’ont ramené au commissariat et j’ai fait à peu près douze heures de garde à vue ». « J’étais dans la même situation que toi, le rassure Debbie. J’ai reçu une lettre recommandée de la préfecture [pour une convocation au tribunal]… je l’ai renvoyé le courrier, avec formule magique : contrat non accepté pour le moment. »
Un ancrage local qui inquiète
Ces réflexes sécessionnistes existent de longue date dans le monde conspirationniste. « La plus ancienne à ma connaissance, c’est Guylaine Lanctôt [figure québécoise du mouvement antivax dans les années 1990], qui avait déjà déchiré sa carte d’identité », rappelle Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi). Mais le mouvement s’est développé ces dernières années, porté par l’explosion du complotisme durant la pandémie de Covid-19. Des bassins de croyance se sont ainsi formés ou élargis.
La créatrice de bijoux Alice Martin Pascual, dite Alice Pazalmar, qui élève ses deux enfants dans un véhicule sans plaque et refuse de les scolariser, a ainsi fondé en 2019 One Nation, une communauté française d’êtres souverains. En 2021, elle a tenté de l’installer physiquement dans le Lot, avant de renoncer face à l’opposition des habitants.
En Savoie, le théosophe – adepte d’une des plus anciennes religions new age – Thierry Bécourt a fondé en 2000 le « Sénat souverain de Savoie », qui considère que les liens entre l’Etat français et le territoire savoyard sont caducs. Une émanation locale du Conseil national de transition (CNT), une organisation conspirationniste française, a aussi créé « l’Etat vivant de Bretagne », rapporte la presse locale. Les deux entités estiment avoir proclamé leur indépendance. « Tous ont pour ambition de créer un Etat dans l’Etat, observe Pascal Duval. Le danger, c’est ce qu’ils comptent y mettre : la soustraction à l’éducation nationale, aux lois, à la médecine et aux vaccins. »
Plusieurs membres de la mouvance des êtres souverains ont eu maille à partir avec la loi. Alice Martin Pascual a été condamnée à six mois de prison pour de multiples infractions routières. Idéologiquement proche de One Nation, Rémi Daillet, soupçonné d’avoir commandité l’enlèvement de la petite Mia et fomenté un projet de coup d’Etat, a été détenu deux ans dans le Bas-Rhin.
Le couple drômois de la vidéo – qui n’a pas donné suite à nos demandes de contact – a eu pour l’instant plus de chance : selon leur récit, les gendarmes se sont contentés de briser les vitres pour les sortir de force de leur véhicule, avant de les placer en garde à vue pour refus de se soumettre à des vérifications. Rapidement libérés, ils ont depuis publié de nouvelles vidéos, dans lesquelles ils répètent qu’ils ne « contractent pas ».
Pour quelques mois encore du moins : Contactée, la procureure de la République de Dunkerque, Charlotte Huet, précise que Pierre sera convoqué devant le tribunal correctionnel le 1er octobre, pour répondre de cinq délits : « refus de se soumettre aux vérifications du véhicule et du conducteur, refus de se soumettre aux vérifications relatives à l’état alcoolique, refus de se soumettre aux vérifications relatives à l’usage de stupéfiants, défaut d’assurance et violences volontaires sur un militaire de la gendarmerie sans incapacité ». Il risque jusqu’à cinq ans de prison et 7 500 euros d’amende.