Je n'ai pas vu 'la vénus noire", mais je ne partage pas du tout cette perception du film de Lynch.
Selon moi, John Merrick ne nous est pas présenté comme Roméo, le meilleur et le plus délicat des hommes "à l'intérieur, pour qui sait voir au delà des apparences, etc".
Ce sont là les constructions opérées sur John Merrick, et qu'il se réapproprie, on pourrait dire les "introjecte", en raison et à la mesure de sa soif inextinguible d'être apprécié, et plus encore reconnu "en tant qu'humain".
"Roméo", c'est la nomination effectuée par l'actrice de théâtre (Anne Bancroft), lorsqu'elle lui fait son numéro parfait d'actrice de théâtre: pas un cil ne bouge, maîtrise parfaite des muscles du visage, comme cela a été souligné, sublimation apparemment spontanée de cette "rencontre" qui est une opération de communication mondaine ou de prestige.
Il s'agit dans cette présentation, sollicitée par l'actrice, à l'homme-éléphant, d'inverser la perception spontanée par le "vulgaire", l'individu "non cultivé", "non éduqué", qui marque son dégoût sans contrôle de soi. Cette posture esthétique que Bourdieu analyserait en termes de stratégie de "distinction sociale".
Dans cette perspective de sublimation hypocrite, si on veut (surtout un défi de "performance" très gratifiant pour son narcissisme de comédienne en cote), il s'agit bien sûr d'aller directement à l'autre extrême, en occultant le corps: la valeur du pur esprit, l'Ange dans la bête, le simulacre grotesque de la rencontre miraculeuse entre la Belle et la Bête, Roméo le séducteur irrésistible dans le corps de Quasimodo, etc.
Le traditionnel et platonicien dualisme âme/corps n'est en rien dépassé, les termes en sont seulement permutés. Et on sait avec Deleuze que renverser le platonisme, ça ne consiste pas simplement à le répéter en mettant le "bas" à la place du "haut" et le "haut" à la place du "bas", ou par un mouvement de transgression consistant à loger "le très haut" dans" le très bas" et inversement, ce qui ne change pas grand chose, bien au contraire, entretient et réitère plus encore la puissance d'imprégnation de cette pure distinction duale, du modèle binaire.
L'énormité de la "triche" est tellement patente dans la scène de "Roméo" que Merrick lui-même en rit avec Bancroft. Les deux semblent presque plaisanter de cette mise en scène "hénaurme". On sent selon moi que Merrick, là, est prêt à payer le prix de la comédie, de l'hypocrisie mondaine. Un travestissement ou simulacre de sentiments, d'affects, car c'est la seule possibilité pour lui d'être accepté dans le "beau monde", de ne pas retourner dans les "bas-fonds" de la société. Il n'en est non seulement pas dupe, mais c'est le "deal" implicite: poursuivre sa carrière de "freak exhibé", dans la bonne société londonienne; c'est plus luxueux, plus confortable que d'être exhibé dans les foires.
Et, limite, on est autorisé à en rire avec lui. Autre exemple: quand Treeves lui présente sa nouvelle "garde-robe", de si élégants costumes. "Mes amis, oh, mes amis, mes amis", s'exclame Merrick et il ne peut réprimer un rire devant le burlesque de la situation, lié à l'écart entre le "type" et la "norme".
Seul devant son miroir, il "se la joue" en parodiant jusqu'à la moquerie les manières de la bonne société: "oh ma chère, oh mais c'est exquis", etc. Il s'en enchante tout en se foutant de lui-même, de toute cette comédie. Le gardien de nuit ne manquera pas de lui rappeler de quel côté de la barrière il est, dans le partage du sensible et des classes. Et là, la confrontation au miroir sera tout autre: un retour massif, brutal, sans métaphore et pour cela expérience de terreur, du refoulé.
Dans d'autres occasions, Merrick semble méditer sur le terme même d'ami, lorsqu'il le répète avec insistance devant Treeves: "my friend...". Avec quelque chose de noir, de cynique, dans le regard.
Dans ce régime de signes gouverné par une aliénation fondamentale, Merrick est pris. Il n'a pas une "intériorité" qui lui serait propre: il se mimétise dans le personnage raffiné, affecté, dont il comprend très vite que c'est la seule stratégie viable. D'un bout à l'autre du film, Merrick n'est jamais Merrick, cet homme raffiné et sublime "à l'intérieur", il reste l'homme-éléphant, bien sûr, j'entends par là celui dont l'intériorité n'existe et ne s'élabore qu'en fonction du regard et de la nomination de l'autre.
Comme tout le monde, dira-t-on. Ici, c'est maximalisé parce que, simplement, il ne peut pas se réapproprier, intégrer l'image de soi dans le miroir, même au prix d'un auto-aveuglement massif. Le "self" de Merrick, pour le dire autrement, est constamment et de pied en cap menacé d'effondrement, il ne dispose pas d'un pôle équilibrant dans le système de la reconnaissance de l'affection partagées; l'obstacle à cette possibilité est beaucoup trop violent.
Le retournement de la "bête" en "ange" est non seulement ce leurre décrit plus haut, qui opère déjà dans la récitation des versets de la bible au début, juste après l'entrevue avec le directeur de l'hôpital (pour le séduire, le retenir), mais on comprend aussi qu'il opère bien en amont, dans le rapport au visage de la mère, céleste, sublimé dans le médaillon, ainsi que le récit qu'il en propose.
Montrer le médaillon à ses hôtes deviendra un rite obligé des visites de courtoisie dans son petit intérieur bichonné, en écho symétrique aux récits de légende de son précédent "protecteur". Le spectacle continue: voyez d'où je viens... voyez ce que je suis... Ma mère, d'une beauté d'ange, sauvagement piétinée par des éléphants...).
Si Merrick connaît des versets de la bible par cœur, s'il se vit déjà bien à titre d'âme pure dans le pire des corps, ce n'est pas parce qu'il serait - par ailleurs - un homme cultivé etc, une pépite de noblesse dans un monde de "brutes vulgaires", c'est parce que la violence de son handicap le condamne de tous temps à cette sublimation forcenée.
Il s'exhorte lui-même, bien avant la rencontre avec Treeves puis Bancroft, à se vivre à travers le dualisme âme/corps. Il rêve de beauté, de pureté, de raffinement, de fanfreluches et de bonnes manières.
Là encore, non par un éthos de classe auquel il participerait par héritage (ce médaillon, d'ailleurs, n'est ce pas le cœur du leurre? Ce portrait de femme raffinée, est-ce bien sa mère, n'est-ce pas un objet trouvé et approprié dans une légende personnelle dorée? Un "truc" à la Kaspar Hauser?), mais justement parce que ce n'est PAS son éthos, ni son monde. C'est le lieu par excellence inaccessible, aux antipodes, un paradis perdu de toute origine.
D'où cette aptitude à cultiver, par compensation, consolation, jusqu'à l'hypertrophie, l'imitation des attributs de la classe aisée, sa généalogie fantasmée, ses "semblables" identifiés à la "mère" du médaillon.
Il ne peut PAS se vivre et se comporter comme un "sale type": sauf à déchoir et s'effondrer psychiquement; c'est une condition basique de survie pour lui que de s'identifier à un pur esprit, calqué sur le modèle de l'aristocratie londonienne.
Vers la fin du film, on l'a souligné également, la représentation théâtrale (un déluge de fanfreluches et de mauvais goût "bourgeois-kitsch", une féérie en toc, d'un certain point de vue désopilant) émeut, se dit-on de prime abord, Merrick au plus profond. Il en sort son mouchoir de manière affectée, mais ses larmes ne sont pas feintes.
Pleure-t-il de l'émotion suscitée par ce spectacle enchanteur? Oui et non. C'est ambigu et là est l'intelligence de Lynch. Le pathos est à double tranchant. Il le sera plus encore dans la scène où Merrick se lève au balcon, présenté par Bancroft sous les applaudissement nourris du tout Londres.
On est autorisé à penser que ce sur quoi Merrick pleure en regardant le spectacle, c'est sur sa mort prochaine, sur l'illusion persistante qu'a été sa vie: le rêve transi d'un état de sublimité, suspensive, limbique ("in heaven, everything is fine", chantait la dame dans le radiateur), qui lui a toujours été refusé et qu'il n'atteindra jamais. Il pleure peut-être de ressentir à quel point ce spectacle étincelant ne saurait se substituer, dans l'artifice de l'art (fût-il pompier), à sa vie passée, présente et future.
En fonction de la perception différente que je propose du film, je ne crois pas, donc, que le film de Lynch joue la carte d'un humanisme aussi édifiant, compassé et frelaté, qu'il viserait à nous rendre captif d'une image de John Merrick l'homme d'exception, homme admirable emprisonné dans une enveloppe monstrueuse, digne enfant du Royaume adopté par "sa majesté" britannique, prouvant ainsi sa générosité et sa compassion envers ses sujets les plus humbles, les plus malheureux et les moins gâtés par la vie.
Ce dont Lynch parvient à nous rendre captif, ce serait bien plutôt, selon moi, des stratégies de survie, au total pathétiques, vaines, illusoires, d'un homme quelconque, tout à fait quelconque. Sa laideur effrayante ne fait pas de lui, par antithèse ou culture de l'antinomie, un homme exceptionnellement bon ou vertueux selon la carte postale stéréotypée opposant le "haut" et le "bas". Elle le contraint à épouser ce cliché. C'est différent.
En cela, tout homme quelconque est invité à se reconnaître: à reconnaître en John Merrick non pas l'être d'exception défiant un destin déterminé dont il s'arrache avant de mourir, reconnu et aimé de tous à proportion de cette "admirable" hauteur d'âme, mais l'homme quelconque qui va vers sa mort, solitaire et sans recours.