Une mise en scène virtuose, avec des espaces emboîtés les uns dans les autres, qui tournoient, dans des mouvement qui dévoilent de manière brusque et désarçonnantes des pans enters de mémoires et des affects complexes (on se souvient alors Gitai est originellement architecte et metteur en scène d'opéra), incarnés de manière vibrante et froide dans l'espace -le travelling à la grue final fait raccord entre le président de la commission d'enquête et la mémoire de la seconde guerre mondiale. Le film est en effet riche de plans séquences extraordinaires, où la caméra franchit les murs et fenêtres, et vole littéralement. Mais sur le fond politique, on retrouve les mêmes limites que "Z" de Costa-Grava : le film se place au plan de ce que devrait penser un hypothétique public de gauche, introuvable dans la situation actuelle, sur la mort de Rabin, mais sans dialectique ni hors-champs. C'est ce public qui devient le vrai contenu de la fiction du film, qu'il s'agît de faire vivre aux forceps, alors qu'il devrait être le destinataire du film.
Amos Gitai est néanmoins sincère, il oscille désespérément entre deux démarches opposées, qu'il essaye de faire jouer l'une contre l'autre, mais montre finalement comme pareillement décevantes. Soit donner dans la fiction les images manquantes de la mort de Rabin (le film ne distingue d'ailleurs pas entre la position de metteur en scène et celle de témoin, d'où peut-être sa limite), celles que n'ont pas filmé les vidéastes , reconstituer l'évènement pour en exorciser l'aspect traumatique, le compenser, sans discours, faire survivre encore un peu Rabin comme personne, et corps, en narrant l'entrée à l'hopîtal, les bulletins de santé, le choc affectifs des journalistes saisis à froid par l'évènement auquel ils se refusent de croire.
Ou bien verser au contraire dans le film-procès classique, à la JFK, qui explique les rapports de force entre appareils d'état, soulignant le contexte idéologique sous-jacent à un évènement,traque les manquements d'une chaîne de commandement partant de nulle part mais aboutissant à deux ou trois flics stressés qui essayent de faire leur boulot, chaîne ténue, routinière et bancale, mais apparamment dénuée d'intention politique, dans laquelle le lapsus collectif qui devrait trahir le fascisme de l'état profond comme le "saut du tigre" de "Z" de Costa-Gravas est toujours attendu, ne vient jamais, et est remplacé par la défaillance, à la fois vraie et surjouée, d'un garde du corps qui tombe de fatigue. A ce moment du film l'assassinat de Rabin confronte tout le monde à sa facticité existentielle, au fondement arbitraire, conscient mais inexpliqué de nos conduites et engagements, et possède une signification morale et ontologique autant qu'idéologique : seul l'assassin n'a pas à changer de discours, et est à même de séparer souvenirs personnels et projections collectives. La sensation d'inauthenticité et de trucage personnel devant cette facticité se confond complètement avec la culpabilité politique collective.
Mais je trouve que politiquement le film se contredit énormément (alors que Gitai le pense plutôt comme un symbole "total" à la manière de Guernica de Picasso qu'un film introspectif) , il ne choisit d'ailleurs pas entre la thèse du complot interne aux services de sécurité, décidé bien en amont, et l'explication par les tensions diffuses travillant collectivement la société israélienne et le discours politique, explication pourtant affirmée par Simon Pérès au début. D'une part le meurtre de Rabin est montré comme un choc traumatique, sans lequel l'espoir de paix aurait survécu, et qui serait arrivée de façon imprévue, un trou noir absorbant l'optimisme de la période 1993-1995, l'effet d'une haine aveugle et oedipienne dirigée principalement sur la personne de Rabin.
De l'autre il demande à la société israélienne de faire un examen de conscience, de comprendre, comme une forme inévitable, l'aspect à la fois rationnel et négatif de l'idéologie nationaliste, ancrée sur le temps long : clivage irrésolu entre pouvoir religieux et civil qui date des origines de l'état; qui n'a pas de constitution, et où l'armée sert à la fois de recours par la force et d'huile lissant l'écart entre les pouvoirs judiciaires, législatifs et exécutifs. Rabin doit penser la paix et le désengagement de Gaza comme l'inverse exact, mais aussi la reproduction, d'une campagne militaire, en détaillant un plan reconvertissant en fonctionnaires d'institutions (de types mutuelle) des agents de renseignement pour éviter une guerre civile. Il reste forcément un chef de guerre, et est contraint de revêtir une posture gaulienne de sage contraint à la paix par fatigue, son appel à la raison et au bon sens politique est celui d'un homme isolé, forcé de jouer malgré lui le rôle de père de la nation. Le film rappelle aussi opportunément que la stratégie de colonisation pensée par le Likoud, est la même depuis 30 ans (mais tord un peu la réalité, en montrant Ygal Amir comme issu du monde des colonies cisjordanniennes, alors qu'il est né sur une cité côtière).
Cette ambiguïté transparaît dans le typage physique très manichéen des deux camps en présence : les juges de la commission d'enquête sont beaux comme des acteurs de série policières du dimanche soir, féminisés, urbains, posés, déductifs,travaillant en équipe, et factuels, quand le camp des ultra-nationalistes est représenté par un groupe disjoint et éructant composés de de rabins séniles, d'une psy hystérique ou des jeunes colons ventripotent et abrutis, dans lequel détonne l'assassin, Ygal Amir, dont la beauté la jeunesse et le magnétisme sont retournés et prennent le sens d'une sorte d'aura à la Fritz Lang : il ressemble à un homme de gauche, si ce n'est ses tics psychologiques qui ravagent son visage, et cette ressemblance partielle est filmée comme le comble de la monstruosité et de la duperie. L'assassin est un docteur Mabuse ou un Peter Lorre, un comploteur sans plan, qui n'a qu'à se couler dans les failles du dispositif de sécurité (placées dans la disjonction entre la société et le pouvoir politique) : les faiblesses de la société correspondent exactement à son fantasme. Les deux camps sont d'ailleurs ancrés dans un seul lieu, dont ils sont comme les émanations. Cela introduit un élement irrationnel et simplificateur qui tranche avec l'ambition pédagogique et "rationaliste" d'Amos Gitai.
Le film aurait peut-être gagné à creuser ce qu'il montre (dans les images d'archives les supporters de Rabin semblent par exemple majoritairement askhénazes, fonctionnaires, artistes ou professions libérales, ceux du camp de Nethanyahou séfarades et déclassés socialement), et à rappeler qu'après Rabin (qui avait quand-même 73 ans et pas d'héritier politique) et le premier gouvernement Nethanyahou, c'est quand-même un travailliste, Ehud Barak, qui a n'a pas pu faire aboutir les négociations de Camp David II. Il aurait aussi gagné à dissocier la figure du témoin de celle du metteur en scène (le premier témoin, caméraman amateur, qui épuise d'emblée l'enquête du film en pointant les trous dans le dispositif de sécurité, et prophétise rétrospectivement l'assassinat et la sensation de poisse collective qui en découle), dans cette confusion le metteur en scène devient l'improbable idéal du citoyen "juste" , éclairé, altruiste, mais aussi radicalement solitaire (l'équivalent de gauche du philosophe chez Léo Strauss) vers lequel tout le monde devrait tendre.
Toutefois, le film parvient quand-même (dans la partie documentaire) à rendre hommage à Yitzhak Rabin, et a en faire comprendre le courage , l'intelligence politiques ainsi que la décence (même s'il en fait une figure à la fois vulnérable et un guide à la Moïse, sans expliquer pourquoi le processus de paix ne lui a pas survécu). On sent que c'est son intérêt, son respect et son affection pour le monde arabe (dans lesquels Gitai se reconnaît) qui l'ont amené à dépasser la posture de chef de guerre et penser en terme civil ce qu'il pensait en terme militaire. Le film pointe bien le lien inévitable, entre populisme électoral, racisme, extrémisme religieux et contournement du pouvoir civil. Les acteurs sont excellents. Tomer Sisley particulièrement émouvant en chauffeur, seul personnage dans la fiction à assumer le deuil sentimental de Rabin, et à refaire le film des évènements sans y trouver l'apaisement de la bonne conscience. Et certains plans-séquences emportent en effet le morceau. Par ailleurs le dispositif de fusion physique du jeu d'acteur dans le document n'est pas sans annoncer, sur un autre plan, celui de Barbara d'Amalric.
Le film donne aussi envie de voir JFK d'Oliver Stone.
(cette image est indiscernable dans le film tellement elle est fugitive, mais on voit que dans la reconstruction de Gitai, l'assassin est poussé dans le dos et même tenu aux coudes)