Gengobe, un samouraï déchu, doit réunir la somme de 100 ryo pour rejoindre l’expédition des 47 ronin dont il a été exclu. Dépouillé par Koman, une geisha dont il se croyait aimé, il se transforme en meurtrier, tourmenté par les démons de la jalousie…J’ai trouvé ça extraordinaire. Dans sa trame narrative, c’est du chanbara traditionnel, avec ronin et geisha, mâtiné d’histoire de fantômes, mais le tout revu par un cinéaste de la nouvelle vague japonaise, Toshio Matsumoto, qu’on connaît pour "Les funérailles des roses" mais qui s’est surtout consacré à la réalisation de courts-métrages expérimentaux. "Shura" n’a rien d’expérimental à proprement parler, formellement et narrativement il est même moins audacieux que "Les funérailles des roses". Mais par ses effets de mise en scène et de montage, il se présente clairement comme un jeu réflexif sur les formes classiques du chanbara et choisit de représenter le monde des samouraïs pour ce qu’il est: du théâtre. On pourrait dire, au meilleur sens du terme, que c’est du théâtre filmé. C’est vraiment dommage que cette expression ait un sens aussi péjoratif et signifie le degré zéro de la mise en scène. Ça devrait signifier le contraire: une mise en scène au carré, ou du théâtre filmé comme tel, comme représentation.
Le scénario se fonde sur une pièce de kabuki de 1825 qui évoque un épisode secondaire de la geste des 47 ronin. Pour en avoir lu un résumé, on voit qu’il s’agit plus d’une réécriture que d’une reprise fidèle: plusieurs personnages et péripéties de la pièce sont supprimés pour aller vers une plus grande épure. Loin de cacher ces origines théâtrales, le film ne cesse de les exhiber: les décors sont filmés comme tels; le monde n’est qu’une scène, un huis clos sans dehors, enveloppé de nuit; le film respecte une stricte unité de temps sur chacun des deux actes qui le constituent; la théâtralité est constamment thématisée dans le dialogue puisque les personnages ont tous une double identité et doivent régulièrement jouer la comédie.
Le plan de droite, c’est pour jouer avec les sentiments des De PalmiensLe film commence symboliquement par un coucher de soleil. C’est le seul plan en couleurs du film. Après ça, le film plonge dans un noir et blanc expressionniste à couper au couteau. Le soleil disparu, tout ce qu’il représente sombre avec lui: les valeurs de loyauté et de courage qui fondent prétendument le monde des samouraïs; c’en est fini du monde des dieux et des pères: tous les personnages principaux sont des enfants perdus, des filles vendues, des fils déshérités. Ne reste qu’un univers de signes équivoques, d'écritures trompeuses, où s'est perdu ce qui fondait le sens et la valeur des choses (à la place il n'y a qu'un vide, si on suit la circulation des 100 ryo qui sert de fil directeur au récit).
Univers tragique d’illusions et de mensonges, où la réalité accomplit ce qui a d'abord été vu en rêve et où le héros peut monologuer sur le peu de consistance de ce monde. La mort elle-même n’y appartient plus en propre à celui qui meurt – puisque souvent on n'y meurt même pas en son nom mais à la place d’un autre. On est vraiment très proche de Shakespeare et du vertige qui saisit ses personnages quand se révèle à eux le non-être des choses – tout ça au milieu d’un bain de sang cyclopéen, d’une noirceur totale, qui rappelle les tragédies les plus sombres.
Je mettrais ma main au feu que Tarantino avait ce film en tête pour plusieurs scènes de "The Hateful Eight"Je ne m’explique pas que ce film somnole dans un relatif oubli. Chef d’œuvre immédiat et définitif en ce qui me concerne. N’est-ce pas, Mr Zob ?