Dans l'interminable débat sur ce que la religion a apporté à l'Humanité, nul doute que sur le terrain de l'art, elle est intestable. Certes, de la nuit des temps jusqu'à la situation actuelle au Proche-Orient, elle a donné lieu à la persécution mais franchement, la Chapelle Sixtine, ça a de la gueule. Et Le Prince d'Égypte encore plus.
Tout ça pour dire que j'ai beau être un fervent athée, les écrits bibliques, dans leur mythologie, leur dramaturgie, ont tout de même exercé sur moi, comme sur tant d'autres, une certaine fascination. Je ne sais pas si, en 1998, quand j'étais déjà un Spielbergzouze, ravi d'encenser le premier film d'animation du studio de papa, je situais déjà ce qui m'avait parlé dans cette relecture mais chaque vision n'a fait que confirmer mon amour pour ce film.
Je crois qu'à l'époque, j'étais principalement enthousiasmé de voir DreamWorks mettre les petits plats dans les grands et appliquer la formule de la Renaissance Disney. Loin de moi l'idée d'ériger Jeffrey Katzenberg en artiste de l'animation mais c'est tout de même sous son commandement que le studio avait su s'extraire de son marasme et nul doute qu'en plus d'avoir chourré les idées des Pixar à venir (Antz/A Bug's Life, Shark Tale/Finding Nemo, etc.), il a su employer les ingrédients de la recette qui a donné Aladdin et Le Roi Lion.
Il a notamment chourré/employé Brenda Chapman, story artist sur La Petite sirène et La Belle et la Bête et surtout head of story sur Le Roi Lion. Comme pour beaucoup de films d'animation, la paternité du Prince d'Egypte est difficile à déterminer, surtout qu'ici il y a deux autres réalisateurs (des anciens d'Amblimation dont le réalisateur de Balto), mais au vu de son CV, j'ai tendance à croire que Chapman y est pour beaucoup dans la force du film.
Les mauvaises langues pourront parler de vulgarisation ou de simplification de l'histoire de l'Exode et il est évident que pour tenir en un film grand public accessible aux enfants de 99 minutes, il fallait réduire l'histoire à sa substantifique moelle mais en concentrant ainsi l'écriture autour de charnières-clé, le récit revêt un aspect incroyablement iconique, notamment dans les numéros musicaux. L'introduction du Roi Lion touchait au majestueux mais je crois que celle du Prince d'Egypte suit davantage le modèle de l'excellente ouverture du moyen Le Bossu de Notre-Dame, avec là aussi l'abandon d'un bébé dû à la persécution lors d'une séquence matricielle d'une force dramatique folle, soulignée notamment par la chanson aux accents tragiques (signée du même parolier que Le Prince d'Egypte, Stephen Schwartz). Dans les trois cas, il y a l'idée d'un enfant que cette entrée en matière tonitruante promet - ou, devrais-je dire, condamne - à un destin fabuleux. Mais ici, le ton du film à venir est donné par cette mélodie qui tient davantage de la complainte que de l'annonce ou de la présentation, et ce ton c'est la souffrance.
La poursuite en char qui suit, au-delà de la référence à Ben-Hur, sera l'une des rares concessions action/humour du film au cahier des charges du divertissement. Le reste, c'est une tragédie jusqu'au bout. La tragédie du peuple hébreu se résout à la fin mais celle, plus intime, qui se joue entre deux frères résonne encore au même titre que les cris désespérés de Ramsès sur sa rive.
Le parcours du protagoniste est assez particulier dans la façon dont il ne répond pas nécessairement à une progression classique. J'avais évoqué dans d'autres topics de films d'animation Disney l'importance de la "chanson du désir" du héros ou de l'héroïne, qui intervient tôt dans chaque film. Ce moment où le personnage principal verbalise son souhait le plus cher en chanson, obtenant notre adhésion à sa quête. Ariel rêve de "Partir là-bas". Simba voudrait "déjà être roi". Si chacun pourra potentiellement regretter de voir son vœu exaucé, tous aspirent tout de même à quelque chose. Pas Moïse. Et ce qui est intéressant, c'est de voir comment Schwartz et les story artists ont choisi de réinterpréter l'arc de Moïse pour essayer de coller aux codes. Ainsi Moïse ne chante l'équivalent de cette chanson qu'après la rencontre perturbante avec sa sœur Myriam et la révélation qu'elle lui fait et cette chanson n'évoque pas une volonté au présent mais au passé, "All I Ever Wanted". Ce n'est pas le chant de quelqu'un qui exprime le désir de quelque chose qu'il n'a pas mais celui d'une personne qui essaie de se rassurer, de se conforter dans son privilège (il évoque le parfum d'encens, le palais d'albâtre, sa famille royale). Je ne vais pas parler de subversion d'un trope mais le film détourne tout de même une notion prépondérante de ce type de film pour mieux raconter l'histoire d'une découverte d'humilité.
Et ça s'enchaîne avec un cauchemar expressionniste mêlant animation 3D et iconographie 2D egyptienne pour illustrer la mise à mort des enfants juifs dans le Nil. Big mood.
Et juste après, le héros...tue quelqu'un???
Et c'est pas genre dans un moment d'aventure où le fringant prince occit un ennemi au combat et on s'en fout. Ça a beau être un garde qui fouettait un vieux et qui meurt par accident, Moïse le vit méga-mal, ça fait partie de sa crise identitaire. Même la culpabilité de Simba s'exilant suite à la mort de son père n'a pas cette teneur dramatique parce que le spectateur sait qu'il n'est pas responsable. Ramsès a beau le rattraper et lui dire, comme un bon privilégié, qu'il est "l'étoile du matin et du soir", que sa parole surpasse tout et qu'il le déclare innocent, Moïse choisit d'assumer. Et c'est là le nœud dramaturgique du récit, entre un frère qui choisit d'être humble et un autre qui le refuse.
Mais ça reste l'histoire d'une souffrance. Donc ça ne pouvait pas s'arrêter là. Il fallait que Dieu force le frère humble à amener l'autre à le devenir. Alors passons sur la toxicité de Yahvé et la disserte de philo "la fin justifie-t-elle les moyens?" pour admirer cet improbable scénario où, techniquement, notre héros ne fait rien. Chaque fois qu'il doit convaincre son frère, c'est Dieu qui agit à sa place. Et même lorsqu'il est dans la merde, il s'en sort littéralement par deus ex machina. Une telle passivité est souvent mortelle pour l'identification - et de toute façon, qui peut s'identifier à un individu élu par Dieu himself - mais le cheminement de Moïse reste touchant justement parce qu'il est impuissant. À ce titre, la chanson des Plaies est particulièrement éloquente : c'est un chœur qui évoque les Plaies, mais à la première personne (qui n'est autre que Celui qui Est), tandis que les personnages s'invectivent, reprenant la mélodie (et certaines paroles) de la chanson du désir pour caractériser l'incompréhension de Ramsès et le calvaire de Moïse. Et la mise en scène se fait plus expressionniste que jamais, comme seuls les musicals et l'animation le permettent.
Arrive alors une séquence qui en est le contrepoint total, muette, sans emphase, et hantée par le souffle d'enfants. La 10ème Plaie. Avec ce plan large du palais d'où un dernier souffle émane, symbolisant la tragédie avec sobriété. Ramsès porte le corps sans vie de son fils sous un drap. Il autorise Moïse et son peuple à partir. Mais ayant enfin acquis l'humilité de son frère, Moïse s'isole. Et s'effondre.
Le cœur du film est là, dans ce qu'il en coûte au héros, complice mais contraint, partageant tant la peine de son peuple que celle de son frère.
Un dernier soubresaut amènera Ramsès à charger avec son armée mais une colonne de flammes et les facéties de la Mer Rouge auront raison de son orgueil. Mais pas de sa tristesse. Et ce n'est pas après le peuple "d'esclaves" qu'il en a, c'est le nom de son frère qu'il scande à genoux avec pour seul réponse un adieu murmuré.
Non vraiment, je trouve ça sublime. Et là je ne parle que du fond. La forme l'est tout autant, multipliant les vistas somptueuses et les cadres iconiques pour rivaliser avec les épopées de pellicule (je voudrais un tableau géant chez moi alternant aléatoirement des captures d'écran du film), ne se refusant aucun effet de style, aucune transition signifiante ou emphatique mais toujours avec classe. Les numéros musicaux sont toujours inspirés. Même les chansons qui paraissent le plus superflu restent dans le thème, parlent d'humilité. La BO de Zimmer (un autre transfuge du Roi Lion) est également parcourue de moments de beauté (la traversée de la Mer Rouge *mord son poing*). Et c'est sans doute une des meilleures performances de Val Kilmer!
Bref, chef-d’œuvre intemporel. Mon film d'animation préféré et un de mes films préférés tout court.
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