1959 à Taïwan. Une partie de la population, plutôt proche du pouvoir et de l'élite, semble considérer que son séjour dans l'île est provisoire, et qu'elle pourra revenir militairement en Chine continentale dans un futur proche. Une autre partie, plutôt les fonctionnaires et cadre intermédiaires, est suspectée au contraire d'avoir des sympathies communistes et de former une 5ème colonne. Ça vient assez tard dans le film, mais une police politique, aux procédés qui pour le coup font penser au stalinisme est très présente, et s'insinue dans les familles par les relations de protection entre branches cousines. Cela ne crée pas un contexte où l'on se préoccupe beaucoup des enfants. Deux bandes de jeunes s'opposent autour d'un quartier et d'un lycée, les "217" et "La bande du Parc". On comprend peu à peu que leur antagonisme recoupe celui qui existe entre les familles récemment venue de Chine avec le Kuo-Ming-Tang, plus puissantes, et les Taïwanais installés avant 1948, plus marginalisés. Au départ les affrontements entre les bandes sont relativement bénins et juvéniles, mais plus les ados vieillissent plus ceux-ci deviennent violents et meurtriers. Ce sont en fait les succursales jeunesses de mafia puissantes qui prospèrent en tirant parti de la faiblesse de l'état. La bande du Parc est dirigée par le mythique Honey, une sorte d'aspirant Rimbaud ou Jospeh Conrad, refugié dans le sud de l'île après un meurtre.
Un impresario spécialisé dans les groupes locaux qui reprennent Elvis, populaire chez tous les jeunes , gravite dangereusement autour des deux bandes, pour bénéficier des salles de jeu, restaurant et salle de concerts des deux réseaux
Si'r, le fils d'un enseignant taciturne, réticent à entrer dans le jeu clientéliste des mafias, et attaché à sa
ville natale de Shanghaï (lui et sa famille sont donc suspectés d'être philo-communiste, de plus ils appartiennent aussi à la minorité chrétienne) est exclus du lycée et arrive dans une école plus mal famée, terrain d'affrontement des gangs. Il est relativement indifférent au jeu de pouvoir entre les gangs, et chaparde plutôt avec un ami plus jeune dans les studios voisins du lycée où on tourne un film un peu grandiloquent en costume. Mais Si'r va tomber amoureux de Ming, l'ex-copine de Honey, qui vient avec sa mère malade d'une famille très pauvre de l'île, fine mais encline à rechercher dans les hommes des protecteurs.
Film-fleuve de 4 heures, inspiré d'un fait divers réel
, il prolonge historiquement
La Cités des Douleurs de Hou Hsiao-Hsen (à l'écriture de laquelle je crois qu'Edward Yang avait contribué). Il y a plusieurs films en un qui ne se rejoignent pas, mais c'est bien le but: la chronique de lycée et familiale relativement sentimentale, abordant sur le rapport des familles à une fragile bourgeoisie émergente, un film de gang assez violent, peubréaliste mais chorégraphique (une scène a même sans doute influencé celles des toilettes de Pulp Fiction), le film dans le film avec un dispositif cérébral et postmoderne, et un film de critique politique et historique (histoire récente au moment du film) sur un regime mi-dictature mi-démocratie pas si loin d'Angélopoulos.
Formellement, cela se rapproche un peu des plans extrêmement composés et développés d'HHH, mais le film fait par ailleurs énormément penser à
Il était une foi en Amérique de Leone par l'angle liant récit d'amitié d'enfance fusionnelles puis fratricides à la mafia, ainsi qu le fait que les personnages se rapportent dans un même mouvement à leur enfance et à la nation.
La forme me parait moins aride que HHH et dotée d'un humour noir discret que l'on ne trouve pas chez ce dernier (comme les scènes avec Honey le chef de bande qui s'identifie un peu pompeusement à Bézoukov qui veut tuer Napoléon dans Guerre et Paix, pour impressionner ses seconds, avant d'être lui-même liquidé de manière assez ridicule : le dispositif formaliste de la citation littéraire devient progressivement un complexe personnel individuel qui finit par affaiblir le personnage)
C'est il est vrai extrêmement complexe, on sent que la classe au pouvoir de l'île est de facto immigrée dans son propre pays, tout en tenant un discours nationaliste fort, et se montre aussi puissante par la police à l'intérieur (autour de laquelle s'organise ensuite les service publics) que consciente de sa faiblesse militaire à l'extérieur. Le fait que le film insiste à la fin sur le fait que la condamnation à mort ait été comuée en peine de prison me paraît avoir aussi un sens politique (atténuant et situant historiquement la critique politique et morale que le réalisateur fait de sa sa société). Dans l'organisation du film on a l'impression qu'il manque un chaînon intermédiaire entre le confort consumériste et familial à l'américaine qui se met partiellement en place, et d'autre part la violence du système policier et des mafias, qui prennent en tenaille la classe moyenne, mais cette absence est justement le coeur du film. On voit aussi que cettee surveillance politique ne ciblait pas les personnes les plus directement engagées, mais des personnes plutôt neutre et effacées, plutot solitaires, facile à intimider et influencer, en mesure de dénoncer d'autres personnes (leur femme en l'occurrence), simplement en mentionnant dans un rapport les quelques relations sociales qu'elles maintiennent. Soit justement des psychologies que le système mafieux va laisser lui de côté.
Le film est riche et toujours pertinent, à la fois par rapport à l'histoire présente de la Chine et de Taïwan (on voit pourquoi Audiard mentionne que les Chinois du quartier Olympiades sont issus de familles raïwanaises qu'ils ont du quitter l'ile, pourtant apparemment plus riche et libre que la Chine continentale) mais aussi, de manière peut-être au depart moins volontaire, sur le féminicide. Les acteurs sont aussi très bons, surtout les femmes qui jouent la mère et la grande sœur (on voit que ce sont les hommes qui sont ciblés à la fois par la corruption et la surveillance politique, et que les femmes servent en fait de contenus et de valeurs en jeu, discutés en leur absence dans ces deux processus. Mais si elles en ont conscience et parviennent à rester à l'écart (paradoxalement en se mariant, à l'inverse de Ming...) c'est aussi elles qui peuvent mettre en place une fonction publique plus "technocratique", neutre et en mesure de fonctionner avec une certaine continuité. Ce sont aussi elles qui émigrent, car elles sont économiquement fortes sans jouer de rôle actif dans ces luttes de clans.