[De nos archives, 6 novembre 1987] Norman Mailer a 64 ans, les cheveux blancs, neuf enfants et six ans de mariage avec sa sixième épouse. L’homme aux cinquante vies a perdu pas mal de ses impatiences mais il a trouvé un plaisir nouveau dans la mise en scène. Il vient de réaliser un film à partir de son roman « Les vrais durs ne dansent pas », avec Ryan O’Neal et Isabella Rossellini. C’est la sombre histoire d’un auteur raté qui émerge de sa vingt-quatrième nuit de séparation conjugale avec une gueule de bois, du sang plein sa voiture, et une sale affaire de meurtres sur les bras. Autant dire les choses nettement, les critiques ne sont pas tendres avec le réalisateur débutant. Ils parlent de gâchis : comment tirer un navet de son best-seller. Le double Pulitzer ne voit pas les choses comme ça. Je suis allé le déranger à Brooklyn, au milieu de son vingt-troisième livre, celui qu’il a abandonné pendant un an et demi pour tourner son film.
Le taxi s’est perdu, je suis arrivé dix minutes en retard devant un petit immeuble rouge à l’anglaise. Mailer a hurlé dans l’interphone et laissé grésiller interminablement le contacteur de la porte d’entrée. D’en haut, il a crié : « Dernier étage. » Le tapis de l’escalier était bleu roi et moelleux. Il attendait sur le palier, chaleureux et trapu. Il habite en face de Lower Manhattan. Son living avance comme la passerelle d’un paquebot, à la rencontre d’un empilement de gratte-ciel qui se reflètent dans l’eau. Norman parle à toute vitesse, il e
st drôle et malin. J’avais lu quelque part son opinion sur le cinéma : « C’est un truc qui vous mène directement à l’asile psychiatrique. » Apparemment, il a changé d’avis.
Pardon d’être en retard…
Norman Mailer Non, non, je préfère. D’habitude, les gens sont paniqués à l’idée de rater l’heure. Ils arrivent vingt minutes en avance, ils me prennent au dépourvu et je déteste ça. Café ?
Volontiers.
Du lait ? Du sucre ?
Du sucre, pas de lait. Vous avez une vue superbe d’ici : Manhattan, les gratte-ciel, Miss Liberty, le port, l’East River, gee !
Ouais, j’aime bien. Ça fait 23 ans que j’habite ici. Je n’ai pas envie de changer.
On m’a dit que vous êtes plongé dans votre nouveau roman, que vous n’avez pas une minute.
C’est vrai, mais il faut bien que je parle de mon film. Evidemment, ce truc de vendre son propre produit, ça a un côté commerçant. Je n’aime pas trop ça.
Vous le faites bien pour vos livres.
Ça n’a rien à voir. Pour un livre vous donnez deux ou trois interviews par jour, pour un film il faudrait en faire dix. Je ne peux pas. Remarquez, la raison est évidente : un film coûte facilement dix fois plus cher qu’un livre. L’autre jour, je rencontre Alan Pakula, je lui dis : « C’est dingue ce métier, je ne pensais pas que c’était si dur de faire la promotion d’un film. » Il me répond : « Ouais, c’est pour ça qu’on est bien payé pour faire des films. » Je ne devrais pas vous raconter ça.
Pourquoi ?
Parce que je trahis un secret.
Un secret ?
Oui, un secret. En soi, faire un film, c’est le pied. C’est un plaisir fou, mais il ne faut surtout pas le dire. Ici la presse n’est pas tendre. Je devrais plutôt vous dire que ce film, je le portais comme une souffrance au plus profond de mes instincts créatifs les plus intimes. Que c’était une idée fixe, que je n’ai pensé qu’à ça pendant trente ans…
Ça veut dire que l’idée de tourner vous est venue comme ça, par hasard ?
Non, j’exagère. Ce que je veux dire, c’est que j’ai fait ça dans la joie et la bonne humeur. Quelque part, j’ai toujours eu envie de faire du cinéma. Si je suis parti à Hollywood en 1949, si j’ai écrit des scripts pour Sam Goldwyn, c’est que j’avais aussi ça dans le sang. C’était juste après le triomphe de mon premier roman, « les Nus et les Morts ». Plus tard, j’ai écrit un roman sur Hollywood (« Le Parc aux cerfs », 1955), je me suis occupé de l’Actor’s Studio, et j’ai tourné trois longs métrages…
… qui n’ont pas laissé un souvenir impérissable.
Non, d’accord. On les a qualifiés d’« expérimentaux ». Ils n’étaient pas faits pour le circuit classique. Mais j’ai toujours été fasciné par tout ça, par les acteurs en particulier.
Pourquoi, par les acteurs ?
Parce que ce qui m’intéresse le plus dans la vie, le thème qui représente une sorte de force majeure [en français], c’est le problème de l’identité. Moi, à 25 ans, je suis passé brusquement de l’anonymat total à la célébrité. Je suis devenu sans transition l’un des auteurs majeurs des Etats-Unis. Quand ça vous arrive, ça provoque forcément une crise d’identité. Les gens qui vous approchent, qui vous côtoient vous regardent différemment. Ils supposent que vous êtes devenu l’image qu’on donne de vous.
Et ce n’est pas le cas ?
Si justement, vous êtes en partie un homme différent, mais en partie seulement. Je pense que les acteurs souffrent du même dédoublement. C’est pour ça qu’ils me fascinent. En un sens, je pense que j’ai toujours été un acteur dans ma vie. Pas forcément un bon, d’ailleurs.
Vous auriez pu faire ce métier ?
J’ai joué une fois, dans « Ragtime ». Mais ce sont plutôt les acteurs qui m’attirent que le fait de jouer. Trois de mes six épouses étaient actrices… Non, quatre ! Et les deux autres auraient pu l’être. Vous allez dire qu’il ne s’agit que d’apparences, mais je suis réellement envoûté par l’univers du cinéma. C’est une aventure extraordinaire. C’est l’art du XXe siècle. Parce que c’est une technologie qu’il faut pouvoir maîtriser pour dire quelque chose.
Pourtant, pendant longtemps, vous avez d’abord été fasciné par le théâtre, non ?
C’est vrai, mais même s’ils sont très différents, ces deux arts appartiennent à la même famille. En tout cas, à partir du moment où vous travaillez avec des acteurs, vous êtes très loin du métier de romancier. Parce que les choses échappent à votre contrôle, encore plus au cinéma qu’au théâtre. Dans les deux cas, l’aspect final de l’œuvre appartient aux acteurs et non à l’auteur, comme dans un roman. Le metteur en scène, ce n’est que le coach de l’équipe, ce n’est pas lui qui marque les buts.
Donc, ce n’est pas du tout la même chose que de se retrouver seul en face de sa page blanche ?
Justement, c’est cette différence qui crée une partie du plaisir. Parce que j’ai vécu avec une page blanche pendant quarante ans. Et la page blanche est une dame très froide.
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de tirer un film de votre roman « Les vrais durs ne dansent pas » ?
Quand j’ai fini ce livre, je me suis dit : « Tiens, pour une fois, je crois qu’on pourrait en faire un bon film. » Et je m’en sentais capable. Evidemment, ça n’intéressait personne. Mickey Rourke voulait le faire, mais il n’avait pas grand-chose à offrir. Et moi, plus le temps passait, plus je voulais enfin tourner un vrai film.
Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là quand on s’appelle Norman Mailer ?
On fait comme tout le monde. J’ai un ami nommé Tom Luddy qui a été l’assistant de Francis Coppola. Je lui parle de mon idée, il me dit : « OK, je vais y réfléchir », et il en touche deux mots à Menahem Golan, de la Cannon. Or, à l’époque, Golan voulait que j’écrive le scénario du « Roi Lear », le film que Godard devait tourner. Tom m’appelle de Cannes et me parle de l’idée de Golan. Je dis à Tom : « Ecoute, merci bien, mais écrire un script pour Godard, c’est donner son enfant en pâture à un tigre ! »
Vous le connaissiez si bien que ça, Godard ?
C’est un très grand réalisateur, c’est évident. Mais je savais qu’il n’accepterait jamais de tourner le texte d’un écrivain.
Alors ?
Alors Tom m’a dit : « Et si en échange, tu pouvais réaliser toi-même “Les vrais durs…”. » J’ai dit : « OK, OK, Paris vaut bien une messe. » Golan m’a téléphoné : « M. Mailer, vous avez désormais deux contrats avec la Cannon. » Ils sont très rapides, ces types. Enfin voilà, c’était fait.
Donc vous avez travaillé avec Jean-Luc Godard ?
C’est-à-dire que j’ai écrit le script du « Roi Lear », mais comme je l’avais prévu, il n’a pas voulu l’utiliser. Il m’a demandé de jouer dans son film, un film entièrement improvisé, comme d’habitude. Je suis allé en Suisse pour le tournage. Mon personnage s’appelait… Norman Mailer. Il devait me donner mon dialogue. L’anglais de Godard est très poétique mais… pauvre ! Au bout d’un moment, je lui dis : « Euh, tu vois, donne-moi un autre nom dans le film, n’importe quoi, ce que tu veux, mais pas le mien. Ou si tu veux que je garde le mien, laisse-moi dire mon propre dialogue. » Ça a provoqué un singulier refroidissement entre nous deux. A la fin de la journée – la première –, nous ne nous parlions quasiment plus et le lendemain, nous avons eu une petite explication. Nous sommes tombés d’accord : le mieux était de nous séparer. Nous nous sommes serré la main et je suis rentré chez moi.
Comme ça, le deuxième jour de tournage ?
Oui. Il faut dire que ça avait commencé par une dispute avec un technicien. Alors j’avais dit à Godard : « Bon, puisque tu aimes l’improvisation, lance la caméra, que l’engueulade se déroule devant l’objectif, ou bien alors qu’on en finisse ! » Je crois qu’il n’a pas apprécié.
Vous ne l’aimez pas beaucoup ?
Non ce n’est pas ça. Je pense que Godard est un grand cinéaste, peut-être le plus grand. Mais je crois qu’aujourd’hui la réalisation des films, ça lui casse les pieds. Ça n’a pas toujours été le cas, mais ça lui est devenu désagréable. Il pourrait très bien faire de grands films et montrer quel merveilleux réalisateur il peut être. Mais maintenant, il déteste les tournages. Parce qu’il s’agit d’un travail collectif. Godard est un artiste. S’il pouvait se greffer sur le corps une caméra sonore, il serait heureux. Il pourrait se parler et se filmer pour le reste de ses jours, ça lui donnerait un matériau suffisant pour des films très intéressants. A ses yeux.
Bref vous êtes rentré.
Je suis revenu, je me suis lancé dans mon film. On a tourné en quarante et un jours et on a fini en dessous du budget prévu.
Qui était de combien ?
5 millions de dollars.
Vous avez tourné à Provincetown, au cap Cod, près de Boston.
Oui, c’est l’une des raisons qui me donnaient envie de faire ce film. Je connais très bien Provincetown, j’avais une maison là-bas, qui a été saisie par le fisc. J’adore cet endroit.
Comment s’est passé le tournage ?
C’était assez facile. Il n’y a pas eu de problèmes, sauf avec les techniciens sur des questions de droit du travail. Comme toujours, ce qui se passe hors écran est passionnant. On a fini par avoir une grève. Tourner un film, c’est un peu moins sécurisant que d’aller en enfer. A tout moment, il peut se passer quelque chose qui bloque tout. C’est comme à la guerre. Les relations ont la même tension, la même intensité, la même tendresse. Parce qu’elles peuvent s’arrêter le jour suivant.
Comment travaillez-vous ?
Je travaille beaucoup avec les acteurs sur le dialogue. Si j’avais eu quatre ou cinq films derrière moi, j’aurais pu être très exigeant sur les cadrages, la lumière, bref la technique. Mais là, cela aurait été vain et arrogant. Je m’entendais très bien avec le chef opérateur John Bailey. Il aime travailler avec des débutants. Il a travaillé avec Redford sur « Ordinary People », avec Paul Schrader, aussi, je crois.
Sérieusement, vous vous considérez vraiment comme un débutant ?
Oui, ce n’est pas une plaisanterie. Mais attention, mon opinion sur ce film, c’est qu’il s’agit de l’un des films les plus intéressants et les plus originaux de l’année. Il est bien meilleur que la plupart des films actuels.
Les critiques vont apprécier…
Je sais bien qu’on ne devrait pas parler comme ça de sa propre réalisation. Mais je le fais parce que c’est très dur de convaincre les gens que j’ai travaillé sérieusement. Pour que les gens vous croient, il ne faut pas hésiter à mettre le paquet. J’ai 64 ans, ce film m’a pris un an et demi de ma vie, ce n’est pas rien. A mon âge, on n’a plus le temps de galérer.
Un an et demi ?
J’ai commencé le scénario en avril 1986. Je n’avais aucune expérience de l’écriture d’un script. Mais j’ai tout fait moi-même. J’ai préparé le tournage, j’ai tourné, j’ai fait la post-production, le son, l’editing, tout.
C’est tout cela qui vous a plu, qui vous changeait de la routine de l’écrivain ?
Oui, ça reposait Mailer le romancier. En réalité, j’ai travaillé beaucoup plus dur. Quand vous écrivez, vous travaillez trois heures par jour, et ça suffit bien. Alors que pour un film c’est du quinze heures par jour. Nous tournions six jours par semaine. C’était très dur, mais en même temps ça me détendait. Après quarante ans d’écriture, c’était chouette de prendre des vacances.
Bon, votre roman a fait un best-seller…
Exact.
Et le film ne paraît pas parti pour battre des records. Il a été accueilli plutôt fraîchement à Cannes.
Par la presse, oui. Mais le soir de la projection, dans la grande salle, nous avons eu une ovation. Vous savez, j’étais juré, eh bien, il n’y a eu que quatre ou cinq films qui ont eu un meilleur accueil que le mien. Les critiques ont vu mon film le matin de bonne heure. Ce n’est pas une chose à faire quand on voit quarante films en quinze jours.
Tim Madden, votre personnage principal, il vous ressemble ?
Pas vraiment, non. Ce type traverse une dépression terrible, il a la quarantaine, il a fait de la prison, son deuxième mariage est un échec, il a la gueule de bois et il est à demi terrifié. En plus, sa deuxième femme l’a détruit.
Bref ce n’est pas un dur.
C’est surtout un écrivain raté. Ce n’est déjà pas simple d’écrire, mais ne pas connaître le succès des années durant… Les gens pensent que puisque je ne fais qu’écrire sur moi, je me suis inspiré de moi. Mais ce n’est pas le cas. De toute façon, ce n’était pas possible, parce que j’ai écrit le livre à toute vitesse.
C’est-à-dire, à toute vitesse ?
Deux mois. J’ai écrit ce bouquin en deux mois.
Mais pourquoi ? Vous aviez besoin d’argent ou quoi ?
J’avais reçu une avance pour un livre que je n’avais pas écrit. Evidemment, l’éditeur réclamait son fric. C’est là que j’ai réalisé que je n’aurais jamais un sou devant moi. Chaque fois que j’en gagne, il me sert à rembourser mes dettes, mes éditeurs, ou à payer mes impôts. Je suis donc condamné à écrire des romans. Mais c’est pour ça que j’aime tellement « Les vrais durs… ». J’étais dans une situation telle que, bon ou mauvais, il fallait que j’écrive ce livre. Et je pense que je l’ai réussi.
Vous aviez le moral en l’écrivant ?
Je n’avais pas le temps d’y réfléchir. J’ai travaillé matin et soir pendant soixante et un jours. C’est le plus gros effort de travail que j’aie jamais fourni de ma vie. Pour réussir un truc comme ça, si vous utilisez la première personne, il faut que vous choisissiez un personnage extérieur à vous mais avec lequel vous vous sentirez à l’aise. Si j’avais choisi un jeune romancier français, par exemple, il aurait fallu que je fasse des recherches, que je vienne en France, bref, je n’avais absolument pas le temps.
Deux des trois femmes du livre, comme du film, sont des blondes plutôt excessives. Vous avez voulu tuer le fantasme de la blonde ?
Non, mais je pense que les blondes sont dangereuses. Je l’ai toujours pensé. Je suis un type simple, simple comme un paysan. Les blondes sont dangereuses !
Au début du film, on est perdu. J’ai pris la deuxième pour la première.
Je sais, ça arrive. C’est un problème terrible au cinéma. On a essayé de mettre une scène dans le bar où il rencontre sa femme avec la deuxième blonde. Ça ne marchait pas. Je sais que c’est déroutant. Mais il y a d’autres choses déroutantes. Je vous garantis que si vous revoyez mon film, vous le trouverez bien meilleur la deuxième fois. C’est une de mes théories sur le cinéma. Je pense que les films doivent être faits pour être vus plusieurs fois. Aujourd’hui, les trois quarts des longs métrages sont conçus pour être consommés et jetés. Les bons faiseurs soignent quelques scènes pour frapper le public et puis basta. Mais il n’y a aucune raison pour qu’un film soit différent d’un tableau…
Vous allez faire une tournée en Europe ?
Non, je n’aurai pas le temps. Il faut que je finisse mon nouveau roman.
C’est quoi, ce roman ?
Je n’en ai parlé à personne, c’est un secret. Quand j’ai commencé à travailler sur le film, j’en avais déjà écrit 300 pages. C’est un ouvrage ambitieux, il va faire 900 ou 1 000 pages. S’arrêter de travailler sur un livre pendant dix-huit mois, c’est comme quitter une femme pendant dix-huit mois. Quand vous revenez, elle ne vous dit pas : « Assieds-toi voilà tes pantoufles ! »
Après ce roman, vous allez faire un autre film ?
Je verrai, j’aimerais bien. Si je ne devais pas écrire ce bouquin maintenant, j’aimerais bien faire un nouveau scénario.
Vraiment ?
Oui, sincèrement. C’est tellement excitant de faire des films ! Il y a tant de choses à penser à la fois ! Dans un roman, si vous décidez par exemple de raconter une histoire de ballerines, vous allez passer deux, trois ou quatre ans à ne penser à rien d’autre qu’à la danse, aux ballets, aux danseuses. Vous allez faire des recherches, rassembler des anecdotes et des on-dit, éliminer de votre tête tout ce qui ne concerne pas votre sujet. Dans un film, c’est l’inverse. En une journée, vous devez résoudre des centaines de problèmes relatifs à vingt ou trente domaines du comportement humain. Vous devez à la fois choisir vos focales, résoudre des problèmes syndicaux, réécrire votre dialogue et remonter le moral d’une actrice. C’est fascinant.
Vous regrettez de ne pas vous être mis plus tôt au cinéma ?
Non, parce que je crois que je suis d’abord un écrivain. Evidemment, si mon film avait eu du succès il y a vingt ans, j’aurais sans doute continué et ma vie aurait été différente. D’un autre côté, j’ai passé onze années de ma vie sur « Nuit des temps » et je suis heureux d’avoir fait ce livre.
… qui a pourtant connu un échec retentissant !
Eh bien, peut-être que dans cinquante ans les gens seront heureux de l’avoir lu. Peut-être pas. En tout cas, ces vingt dernières années, il y a trois ou quatre livres dont je suis content.
Lesquels ?
« Le Chant du bourreau », « Nuit des temps », « Marilyn » et « Les vrais durs… ». Mais peut-être que j’aurais aimé faire à la place quatre films superbes. Je ne sais pas.
Puisque vous vous sentez d’abord écrivain, où en êtes-vous avec vos contemporains ?
Sincèrement, je préfère ne plus en parler. J’ai pris la décision de ne plus dire un mot sur les autres auteurs américains. Je crois que j’en ai trop dit lorsque j’étais plus jeune.
Pourtant, cette année, le livre de Grobel « Conversations avec Truman Capote » a été publié en France. Vous l’avez lu ?
Non.
Capote n’est pas tendre avec vous, en particulier sur « le Chant du bourreau ».
Oh ça ne m’étonne pas. Il était enragé. Parce que je n’ai pas rendu hommage au « pape » Capote. « De sang froid » est un excellent roman – vous remarquerez que je le qualifie de roman - et il était évident qu’il avait déjà écrit ça quand j’ai fait « le Chant du bourreau ». Tout le monde le savait. Mais comme je n’ai pas frappé à sa porte pour lui demander : « Ai-je votre permission, maître ? », il était furieux. Mais cela ne tire pas à conséquence [en français].
Avez-vous toujours l’obsession d’être consacré « le plus grand romancier américain vivant » ?
Non, plus maintenant. Je suis trop vieux pour penser à ça. J’ai fini par me dire que l’histoire jugera. Bellow, Updike ou d’autres ? Aucune importance. L’histoire tranchera.
Est-ce que vous ressentez toujours le besoin impérieux, ou l’excitation, de remplir des centaines de pages ?
Non, plus maintenant. Je sais que certains auteurs bénis des dieux avaient de véritables extases quand ils écrivaient. Pour moi, c’est plutôt un désastre. Comme j’ai une énorme expérience de l’écriture, le fait d’écrire, en soi, est secondaire. Ça me plonge dans une sorte de « dépression tranquille ». En général je n’aime pas ce que je fais. Ce n’est que des années plus tard que je me dis : « Tiens, mais c’est meilleur que ce que je pensais. » Donc, je ne suis pas impatient d’écrire. Je réfléchis à un livre jusqu’à ce qu’il se présente de la meilleure façon possible. Tout est dans la préparation. Mais le fait d’écrire n’est pas agréable.
Comment pouvez-vous rester aussi optimiste avec d’un côté vos problèmes d’argent, de l’autre votre lassitude de l’écriture ?
Tout le monde a sa croix à porter !
Vos dettes se montent à combien, aujourd’hui ?
Je n’ai pas de dettes en ce moment. Simplement, je n’ai pas de sources de revenus. Et j’ai mes neuf enfants, dont certains vont à Harvard… Mais ça va aller. Si j’écris ce livre en six mois, ça ira. Le problème, c’est que je ne pourrai jamais y arriver. Oh, je trouverai bien le moyen de faire de l’argent, d’une façon ou d’une autre.
Comme écrire un best-seller en deux mois ?
Non, non, ça n’arrive qu’une seule fois dans ma vie. Sinon, j’écrirai deux ou trois livres par an pendant les deux prochaines années et je prendrai ma retraite. Mais hélas, ça ne marche pas comme ça ! De toute façon, à quoi ça sert de s’en faire ? Demain vous pouvez découvrir que vous avez une maladie incurable, ou bien vous faire agresser. Ou bien nous pouvons subir une dépression économique, tout le monde cherchera du boulot. Dans deux ans, je serai peut-être en train de faire la plonge. Regardez ce qui se passe à Wall Street, là en face. Heureusement je suis trop pauvre pour aller à la Bourse, alors j’observe tout ça d’un œil détaché.
Alors qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?
Ce que j’aimerais, c’est terminer mon roman et en écrire un ou deux autres encore. Mais je voudrais faire aussi deux ou trois films, à condition que chacun soit plus ambitieux que le précédent. Avant qu’on m’enterre, je voudrais faire un film de 50 millions de dollars ! Pas pour le plaisir de les dépenser, mais parce qu’un très grand film doit procurer un sentiment de satisfaction comparable à l’achèvement d’une cathédrale.
Quel regard portez-vous sur l’Amérique d’aujourd’hui ?
L’Amérique d’aujourd’hui ? C’est mon film. Les gens sont intelligents, ils sont beaux, ils vivent parfois dans le luxe, mais ils ne croient plus qu’à la drogue ou à l’argent. Ils ont des comportements bizarres. Ils ont de l’écume dans le cerveau. Ils ne comprennent plus rien.
Et votre vieil ami Reagan ?
Reagan, il me fait de plus en plus penser à Marie-Antoinette. Son approche des problèmes fondamentaux est simple : « S’ils n’ont pas de pain, ils n’ont qu’à manger des gâteaux. » Au début, je l’appelais le « chiendent », quand il a commencé à jouer. Après, quand il est devenu tellement populaire, je l’ai appelé « super-chiendent ». Je n’ai jamais changé d’avis depuis.