Quand l’écrivain et journaliste Christophe Boltanski décide, pour honorer la commande de la collection « Ma nuit au musée », de se rendre à Tervuren, à Bruxelles, dans le palais construit entre 1905 et 1910 sur ordre de Léopold II qui souhaitait disposer d’une vitrine pour ses conquêtes impériales, ce n’est pas sans une certaine appréhension. Comme pour l’avertir, la tempête fait rage. « Je me dirige vers une énormité. Un empire enfermé dans une boîte, une encyclopédie en trois dimensions, une arche qui contient tout. Faune, flore, hommes et dieux. » L’endroit renferme en effet les plus riches collections de sciences naturelles au monde.
Il y a encore quelques années, Tervuren était tristement connu pour être le dernier musée colonial d’Europe, le seul à n’avoir pas réaménagé ses vitrines depuis les années 1950. On y montrait la grandeur de l’œuvre civilisatrice des Belges au Congo, pays d’Afrique que Boltanski a parcouru comme reporter à l’époque où il travaill
ait au « Nouvel Observateur » (« Minerais de sang », 2012). Après cinq ans de travaux, l’établissement, qui se prétend désormais « décolonisé », a rouvert ses portes en 2018 sous le nom d’Africa Museum.
Le retour du refoulé
Alors qu’il traverse le parc sous la pluie au début de son périple, l’écrivain bute sur des tombes, celles de sept personnes mortes ici après avoir été arrachées à leur village, comme plus de 250 autres hommes, femmes et enfants, pour venir enrichir le zoo humain de
l’Exposition universelle de 1897. Cette rencontre macabre donne le ton. La nuit on a beau avancer à tâtons, on sent les choses. A l’intérieur du musée, la mort rôde partout. King Kasaï, le légendaire éléphant victime des chasseurs blancs, campe, sous forme naturalisée, « dans une splendeur inquiète ». La muséographie au goût du jour ne parvient pas à empêcher le retour du refoulé : la violence coloniale suinte de partout. A la décharge de ceux qui ont pensé la transformation du musée, les contraintes n’étaient pas minces : l’ensemble du bâtiment est classé, ainsi qu’une grande partie des sculptures et certaines vitrines.
Aussi dès l’entrée dans le bâtiment l’auteur débouche-t-il sur « un cimetière de statues ». Certaines incarnent des soldats de l’armée coloniale. D’autres, dans le désordre, présentent des corps « nus, vernissés de noir ou couleur de cuivre ».
« Ils sont soumis, apeurés, recroquevillés ou alors menaçants et combatifs. Soit ils subissent la violence, soit ils l’exercent. […] Esclave ou tueur. Pas d’échappatoire. »
Un panneau met en garde le visiteur : les statues montrées ici, véhiculant des stéréotypes dépassés, « n’ont plus leur place » dans l’exposition permanente. Mais alors pourquoi est-ce la première chose qu’on offre au regard ?
Les albums d’Hergé
Les interrogations pleuvent, et pas seulement à destination des commissaires du musée. Car les figures qui surgissent de ce dépôt « saturé de honte » nous sont aussi terriblement familières. Cette nuit au musée prend la forme d’une lutte incessante. On s’y débat contre des revenants pétrifiés et contre son propre imaginaire. Amoureux des albums d’Hergé, l’auteur a appris, comme beaucoup d’entre nous, « à voir le monde à travers ses cases », qui sont empreintes, notamment dans « Tintin au Congo », du racisme le plus brutal.
« En réfléchissant bien, ce sont les souvenirs de ma prime jeunesse, c’est mon enfance, notre enfance à tous, que je revisite. J’explore les soubassements de notre mémoire. »
C’est exactement ce qui rend ce texte puissant : Christophe Boltanski est en reportage dans nos inconscients. Où tout est souterrain et confus, comme il se doit. Quant au musée, c’est la grande mêlée des mémoires et des expériences pareilles « à des cadavres jetés les uns sur les autres ». Il faudra bien faire toute la lumière sur ce passé. Vivement l’aube.
King Kasaï, de Christophe Boltanski, Stock, coll. « Ma nuit au musée », 154 p., 18,50 euros.