La semaine dernière une amie me raconte par mail que la gérante du stand charcuterie où elle bosse lui impose des journées en deux segments, avec un trou ingérable de trois heures au milieu. Je demande des précisions, et une fois l’injustice circonscrite j’invite l’amie à en référer à un syndicat. Il n’y en a pas, me dit-elle. Cette grande surface compte deux cent cinquante salariés et pas de syndicat ? dis-je. Comment ça se fait ? Nous pourrions cumuler nos cellules grises pour y réfléchir, mais l’amie n’y est pas disposée. Elle ne veut pas d’un dialogue, elle veut une écoute.
Elle veut que je l’écoute s’indigner. Et je l’écoute. Et je m’agace de son refus de comprendre. Je m’agace de saisir qu’elle a besoin de ne surtout pas comprendre la cause de l’anomalie pointée, pour que le décret qui la frappe paraisse encore plus arbitraire, pour que l’injustice subie soit plus pure et permette une plus pure indignation dont elle tirera plus pur plaisir.
S’indigner d’une injustice est plaisant, car cela vous met du côté des justes. Quel bonheur que ce malheur qui m’offre une bonne cause. L’indigné ment parce qu’il dissimule sa jouissance d’être du bon côté.
Sans espoir d’être entendu, je suggère à l’amie qu’elle se renseigne sur l’histoire spécifique de ce magasin sans syndicat. Elle écrit : je n’ai pas le cœur à ça. Le cœur tout à sa colère n’est pas disponible à l’enquête. Son cœur a autre chose à faire : épancher sa peine et jouir de l’épancher.
Elle a alors une formule aussi parlante que poignante : désolée la colère l’emporte. En elle, la colère l’emporte sur la pensée. C’est bien ça. C’est le point. L’indignation ne pense pas. Ce n’est pas qu’elle ne le puisse, c’est qu’elle ne le veut. Ce qu’elle veut, c’est dire l’injustice et sa dégueulasserie. Elle veut de la morale et la morale, en soi, ne pense pas. L’indignation ne pense pas, mais incrimine. Il lui faut des gens à incriminer. Il lui faut des salopards, et que leur saloperie soit sans cause pour en faire de purs salopards — ainsi l’amie appelle-t-elle ses supérieurs.
L’indignation est morale et donc elle n’est pas politique. Tant que je m’indigne, je ne pense pas politiquement mon problème, ni donc les moyens de le résoudre. Confite dans l’indignation, l’émotion de mon amie ne montera pas en politique.
Il n’y a pas de mise en mouvement politique sans émotion — seul me meut ce qui m’émeut —, mais l’émotion se politise si elle passe par le sas de refroidissement analytique. Il n’y a pas de contestation politique sans colère, mais la colère ne devient une énergie politique qu’à se refroidir.
Refroidie, la colère détourne ses flèches des personnes vers les structures. Elle élucide la structure sociale au travail dans la contingence d’une injustice, d’une humiliation professionnelle, d’un abus de pouvoir, d’un emploi du temps merdique.
La politique ignore la catégorie de salopards. Les salopards existent, et sans doute le mal, et peut-être le Mal, et probablement le diable, et l’obscure exultation de nuire, et les créatures toxiques, et les morbides, et le scorpion orchestrant sa noyade en piquant la grenouille qui lui fait traverser la rivière, et plein de romans à écrire pour explorer tout ça, et à la fin la prière, la prière pour Nordahl Lelandais (1) ; mais la pensée politique doit oublier le Mal. Elle y pense, puis oublie. Elle advient par l’opération de cet oubli.
L’ennemi de mon ennemi est d’autant moins mon ami que je n’ai pas d’ennemi. La politique ne commence par la désignation d’un ennemi que pour les libéraux-virilistes, que la guerre excite. Il n’y a pas de Carl Schmitt (2) de gauche. Nous n’avons pas d’ennemis, mais des adversaires — de classe. L’ennemi est celui à qui j’en veux personnellement, jusqu’à vouloir l’anéantir. L’adversaire, je ne lui veux aucun mal, je veux qu’il arrête de m’emmerder. Ce n’est pas son existence qui me révolte, mais comment elle grève la mienne.
C’est par refroidissement de la colère que l’ennemi se transforme chimiquement en adversaire, l’envie de meurtre en énergie politique, l’indignation en pensée.
La pensée ne s’exclame pas. Elle est égale d’humeur parce qu’elle analyse des régularités. Elle ne s’étonne pas, car ce qui est régulier a été maintes fois vu. Souvent, je commente le récit d’une exaction sociale d’un : normal. C’est très agaçant pour celui que cette exaction indigne. Et alors lui : ah bon tu trouves ça normal ? Et moi : oui tout à fait normal. Et lui : eh ben désolé, mais moi je trouve pas ça normal. Et moi : que ton N + 1 te refuse un congé pour le mariage de ta sœur, c’est normal. Et lui : non c’est pas normal. Et le sketch continue, filant le malentendu entre une appréciation morale et une appréciation statistique du normal. Considérant certaines normes morales, il n’est sans doute pas normal que des gens dorment dans la rue ; considérant les mœurs multiséculaires de la barbarie marchande, ça l’est. Statistiquement, structurellement, il n’est pas anormal que des actionnaires œuvrent à maximiser la rentabilité en brimant les salariés. Parfois j’ajoute rien de nouveau sous le soleil du capital et c’est encore plus agaçant.
Pour autant, ma froideur n’est pas le fruit d’une décision rationnelle. Je n’opte pas analytiquement pour l’analyse. Ma froideur est un tempérament, une température sanguine. Hormis devant un Barça-Manchester, on me voit peu m’exclamer, peu crier, et j’ai dû avoir cinq accès de colère en quarante-neuf ans, dont quatre contre l’arbitre d’un Barça-Manchester.
Une sociologie fine percevrait que ce fait de sensibilité est en partie un fait social. Je m’exclame peu parce que ma maison d’enfance s’exclamait peu. Ceci au diapason de la douce voix de mon père, mais aussi parce que nous n’avions pas matière à nous exclamer. La voix paternelle était douce, mais la vie aussi : « trente glorieuses », classe moyenne ascensionnelle, scolarité sur des roulettes, février au ski, juillet à la mer. Et aujourd’hui encore : existence sans heurts majeurs. J’analyse l’injustice davantage que je m’en indigne parce que je ne la subis pas. Je ne suis pas payé à tendre un sac de déchets aux voyageurs de TGV parmi lesquels moi — et c’est elle qui me dit merci putain. Je ne suis pas en contrat court dans une boutique de téléphonie. Je n’ai pas de cafards dans ma cuisine ni un syndic injoignable. Je n’ai jamais eu durablement froid ni faim. Je n’ai jamais été dans un si profond embarras que je n’en voie pas le bout. Il y avait toujours un bout, une porte de sortie, un matelas, un parent. Je n’ai jamais été durablement pauvre, ni enculé à la matraque par un flic, ni expulsé par un huissier, ni mis sous pression par un manageur, ni déshydraté dans l’arrière-salle d’un pressing, ni intoxiqué par les gaz d’une usine périphérique, ni insulté en tant que vigile, ni snobé par des clients. Tout cela je ne fais que l’observer, et d’assez loin. J’en serais presque à le regarder de haut.
L’ironie est mon mode critique parce que, en elle, se réalise l’oxymore d’une dénonciation souriante. Mais aussi parce qu’elle suppose une distance qui m’est socialement permise. Je suis capable de froideur analytique ou d’ironiser sur des forfaitures parce que ma condition me tient à distance de la zone chaude de conflictualité.
Je ne suis pas dans le bus de 6 h 15 qui dépose mon amie en avance au parking du Leclerc où elle fume une clope maussade en attendant de prendre son service. N’ayant pas sous le nez la tête de sa conne de gérante, je n’ai pas comme elle l’envie légitime de la passer à la trancheuse à jambon.
Éloigné de la situation qui énerve, le confortable trouve que les énervés exagèrent. Mais enfin pourquoi crient-ils comme ça, Augustine ? — Parce qu’ils ont faim, monsieur. — Sans doute Augustine mais est-ce une raison pour beugler ? Envisagée au diapason du quotidien feutré du bourgeois, l’exclamation est une nuisance sonore. Souvent le pauvre se signale par un certain volume vocal. Les bourgeois sont calmes, je suis calme, je suis poli, je suis raisonnable parce que je ne subis rien de déraisonnable.
Si la politique est la politesse de la colère, j’y suis, en tant que bourgeois, mieux disposé que les non-bourgeois, qui de la politique ont plus urgemment besoin que moi.
C’est une aporie.
Bien des leaders du mouvement ouvrier sont des bourgeois. Les libéraux-autoritaires qui ricanent de ce constat n’en voient pas la logique. La logique est le capital culturel, le temps pour l’accumuler, le temps pour penser la structure, quand le prolétaire n’a le temps que d’en souffrir ; mais d’abord la distance. Le bourgeois anticapitaliste réinvestit dans l’enquête méthodique sur les rapports de classe la distance par quoi sa classe s’emploie à ne rien y voir. La froideur bourgeoise le prédisposait à l’insensibilité à la violence sociale, par une torsion biographique elle le dispose maintenant à l’analyser.
L’analyse est mon artisanat, et mon seul tribut au combat politique. Ces lignes ne mettront en lutte personne, mais elles sont, pour la lutte, le mieux que je puisse faire.
Je peux penser politiquement une situation d’urgence sociale parce que je ne suis pas dans cette urgence. Or seule l’urgence donne chair à la politique. Seule l’urgence dresse des barricades. Aporie toujours : pas de politique sans urgence, pas de politique durable sur la seule base de l’urgence.
Nous devons être à la fois chauds et froids. Nous devons conjoindre la juste colère et la justesse analytique. Si l’alliance entre le prolétariat et la petite bourgeoisie intellectuelle a fait ses preuves politiques, c’est qu’elle est la projection sociologique de cette conjonction.
François Bégaudeau
Écrivain. Ce texte est extrait de son dernier ouvrage, Notre joie, paru en septembre 2021 aux Éditions Pauvert, Paris (© Librairie Arthème Fayard).
(1) NDLR : condamné pour homicide volontaire en 2021 et soupçonné de meurtre et agressions sexuelles sur mineures dans d’autres affaires.
(2) NDLR : philosophe et juriste allemand, nazi, des années 1930.