Des quatre précédents longs métrages de David Lowery émanent plusieurs récurrences thématiques mais la plus insoupçonnée pourrait être son goût pour le folklore. Jusqu'à présent, c'est en chansonnier du folklore américain que le cinéaste s'est spécialisé. Au sujet des
Amants du Texas, Lowery expliquait être parti de l'idée d'un homme s'évadant de prison mais voulait
"faire un film qui ressemblerait à une chanson folk" et réfléchir à la mythologie populaire de l'Amérique l'avait mené à penser aux hors-la-loi légendaires de ses contrées, tels que Bonnie & Clyde.
A Ghost Story exploitait l'iconographie du fantôme dans l'imaginaire collectif et
The Old Man & The Gun s'apparentait à la version de sa vie qu'aurait raconté le gentlemen braqueur de banque lui-même, pleine d'anecdotes trop grosses pour être vraies. S'il s'éloigne pour la première fois de son Amérique natale pour s'attaquer aux légendes arthuriennes, Lowery continue d'explorer les méandres du folklore. En s'attaquant à un personnage secondaire du mythe et plus précisément au poème
"Sire Gauvain et le Chevalier vert", l'auteur livre son plus ambitieux effort, conciliant des siècles d'interprétations variées du texte original dans un film de
fantasy d'une beauté envoûtante qui doit sans doute autant à Jodorowsky qu'à...Scorsese. Conte moral né d'une période tiraillée entre paganisme et christianisme, questionnant les notions de vanité et d'honneur,
The Green Knight est également une nouvelle opportunité pour Lowery d'examiner ses obsessions, du protagoniste pris dans une quête autodestructrice à l'inéluctable passage du temps.
"This was in Texas" annonçait un carton d'ouverture dans
Les Amants du Texas.
“This story, also, is mostly true” titrait
The Old Man & The Gun. Ainsi, plusieurs fois David Lowery a-t-il chercher à mythifier ses histoires, qu'elles soient le fruit de son imagination ou inspirées de faits réels. Son nouvel opus s'ouvre sur une narration similaire, un narrateur à la voix démoniaque remplaçant le texte afin de mieux annoncer la couleur d'un film qui va dévier des représentations habituelles pour flirter avec d'autres genres. Le cinéaste a demandé à son
sound designer et à son compositeur de faire en sorte que ce conte arthurien
"fasse davantage film d'horreur" et le résultat craquelle de sonorités à glacer le sang au même titre que les images. Loin de la fièvre opératique d'
Excalibur de John Boorman,
The Green Knight n'en demeure pas moins tout aussi onirique. Pas un cauchemar bref aux peurs fortes mais un lent périple dans l'inconnu et l'étrange où l'on redoute le pire à chaque nouveau décor improbable. Les visions indélébiles se succèdent dans une épopée contemplative à la structure épisodique, où des renards semblablement échappés d'
Antichrist de Lars Von Trier côtoient des géantes éthérées plus proche des créatures de
La Planète sauvage de René Laloux que du tout-venant de la
fantasy. Il est résolument impossible de de savoir où le récit va nous emmener et l'on accueille cette réalité avec joie tant elle est rare. Par conséquent, même lors des quelques moments où l'errance se fait longuette, on s'accroche à ce parti-pris sans concessions tel Gauvain faisant face aux péripéties et rencontres de plus en plus farfelues de cet
After Hours de cape et d'épée.
Néanmoins, pour autant qu'il embrasse le genre dans tout ce qu'il a de fantastique, des hommes végétaux aux animaux parlants en passant par sorcières et fantômes, Lowery aborde le mythe comme le faisaient Kazantzakis et Scorsese sur
La Dernière Tentation du Christ. Si l'objectif du récit original est faire d'un homme un héros, celui du cinéaste est de faire d'un héros un homme. D'entrée de jeu, Gauvain nous est montré non pas comme un Chevalier de la Table Ronde mais un jeune homme qui n'estime pas avoir sa place aux côtés d'Arthur et Guenièvre. Un couple royal auquel Lowery donne un visage émacié et blafard, loin du glamour de la cour. Et qu'il n'a pas besoin de nommer. C'est Gauvain qui doit se faire un nom. Lowery choisit également de ne pas nommer la mère de Gauvain mais cet anonymat semble servir un autre but, gardant délibérément l'ambigüité sur son identité dans cette version de l'histoire. Il se retient également de nommer le Seigneur du Château que Gauvain rencontre plus tard dans le récit, laissant au spectateur la liberté de voir des correspondances entre différents personnages. Un jeu également assumé par le casting d'Alicia Vikander dans deux rôles distincts. En fait, le metteur en scène choisit d'épouser la nature protéiforme du poème et ses nombreuses lectures dans un film qui s'apparente à une réflexion sur la quête de sens elle-même. Est-ce que la quête de Gauvain en a un, de sens? Est-il raisonnable de chercher à être un grand homme, être un homme bon ne suffit-il pas? Est-ce là le jeu auquel joue le Chevalier vert? Après tout, c'est ainsi qu'il présente son défi à la cour, un jeu de Noël, l'un des nombreux pactes d'échanges proférés dans le film, en cette période où l'on s'échange des présents et l'on célèbre la naissance du Christ. De chaque pacte découle une promesse à tenir, à
honorer. Car c'est là tout le dilemme moral qui ronge Gauvain : d'un geste précipité pour la gloire, il ne lui reste plus qu'un engagement à honorer pour accéder au statut qu'il convoite tant...mais à quel prix?
Quand on lui demande s'il a enfin réussi à devenir Chevalier, Gauvain répond :
"J'ai le temps. Je ne suis pas encore prêt." Mais très vite, le temps lui est compté, littéralement, sous la forme d'une simple année qui s'écoule inexorablement et le rapproche de son destin. Comme les héros des
Amants du Texas ou
The Old Man & The Gun, Gauvain cherche juste à atteindre un point où il sera en mesure d'accepter qui il est, dut-il en perdre la vie. Bob Muldoon voulait s'évader de prison et rejoindre sa femme et sa fille. Même libéré et maqué, Forrest Tucker voulait continuer à braquer des banques. Quant au protagoniste d'
A Ghost Story, il continue d'errer même
après avoir perdu la vie. Et pour chacun, la finalité tragique les guette, semblablement inévitable. Cette implacable fatalité se manifeste régulièrement au travers de la mise en scène de Lowery comme lors d'un panoramique à 360° capable d'accélérer le cours du temps comme par magie, révélant une vision funeste, avant de revenir en arrière. Une vision de l'effet du temps, de son jugement sans appel, mais également de la petitesse de l'Homme dans l'Histoire, de son impuissance face à la Nature, écrasante comme dans tant de plans du film. Un long discours sur la couleur verte, sans doute un poil trop didactique, a tôt fait de rappeler que nous retournerons tous à la terre et Gauvain, malgré ses aspirations de réputation immortelle, n'y échappera pas. Le Chevalier vert lui-même est une manifestation équivoque de cette notion, un être mi-homme mi-arbre, avatar de la nature qui prend des atours de figure christique, capable de résurrection mais également de jugement et de pardon. A lui seul, il incarne l'ambivalence d'un texte écrit à l'époque où le vieux monde païen cédait la place à la foi chrétienne, comme le personnage éponyme du
Beowulf de Robert Zemeckis, auquel on pense par moments tant l'adaptation que faisaient Neil Gaiman et Roger Avary du poème original témoignait de la même réflexion sur le contage d'histoire, les légendes, et proposait elle aussi une réinterprétation afin d'élucider des mystères ancestraux. Si
The Green Knight ne cherche pas à donner de réponses et se permet même la spéculation lors d'un final époustouflant de maîtrise, l'aplomb avec lequel Lowery parvient à donner corps à la densité théorique du poème, jusque dans les lectures féministes de l’œuvre, tout en se l'appropriant, force le respect. A l'issue du film, un seul constat s'impose : tout est accompli.