Belle interview de Pierre Léon, voyez son film, c'est, à mon avis, de ceux que j'ai vus, le meilleur de la collection :
Citation:
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Pierre Léon a réalisé A la barbe d’Ivan, au sein du film collectif «Outrage et Rebellion».
Avez-vous hésité à participer au projet ?
Curieusement, je n'ai pas hésité. Mais cela n'a pas été évident pour autant. Et cette difficulté reste encore aujourd'hui présente et insoluble. D'une part, je ne connais pas Joachim Gatti, ni personnellement, ni en tant que cinéaste. Je n'ai donc strictement aucune raison de faire un film pour le défendre, d'une façon ou d'une autre. Et quand on se lance dans un film, mieux vaut avoir une raison assez profonde pour le faire. Autre question qui m'a posé problème : ce film se serait-il fait s'il ne s'agissait pas de quelqu'un de relativement connu ? Je n'ai pas la réponse. Mais c'est une question réelle et violente.
Je pense donc que j'aurais dit non, si je n'avais pas eu en tête un ancien projet, lié à la lecture d'un procès-verbal, rendu public au début des années 2000, d'une réunion chez Staline, entre Eisenstein et Staline. C'était quelque chose qui m'avait beaucoup fasciné, et j'avais eu l'envie de le rendre, soit au cinéma, soit au théâtre. J'avais donc une façon un peu perverse, presque retorse, de répondre à cette commande qui me commandait l'impossible.
Encore une fois, je ne vois pas quelle raison me pousserait à faire un film pour un cinéaste, plutôt que pour un non cinéaste, qui, pour le dire vite, se fait tabasser la gueule. Ce qui est grave, c'est que quelqu'un perde un œil parce qu'un flic lui a tiré dessus. Mais cela arrive souvent, et l'on ne fait pas des films collectifs à chaque fois pour autant. C'est la difficulté principale de ce projet. Je ne pouvais donc y répondre que de façon détournée. En posant une autre question : dans une situation politique donnée, en l'occurrence une tyrannie, comme cela se passe-t-il lorsqu'un cinéaste se fait renvoyer dans les cordes son propre film, parce qu'il n'est pas conforme à l'idéologie ?
D'où ce remontage d'une partie d'Ivan le terrible (1946).
Ce qui m'a frappé dans cette conversation, c'est à quel point Staline était un bon critique. Ce que Brecht avait d'ailleurs remarqué bien avant, lorsqu'il disait que les censeurs sont d'excellents critiques. Staline sait immédiatement de quoi un film parle. Il n'a aucune illusion ni sur le bric-à-brac eisensteinien, ni sur les astuces de montage, ni sur la stylisation extrême des rapports historiques. Staline comprend tout de suite que c'est de lui dont parle le film. Et que la façon dont le film en parle peut lui nuire. Ce qu'il reproche à Eisenstein, c'est de faire de la garde rapprochée d'Ivan le Terrible des ordures. Staline voit immédiatement qu'il parle des troupes du NKVD. Qu'il dise à Eisenstein qu'elles ne sont pas montrées comme des troupes progressistes, est d'une grande ironie.
Vous avez utilisé un extrait d'un autre film de l'ère soviétique.
J'ai voulu confronter ce film d'Eisenstein, sur le point d'être interdit par Staline, et qui ne sortirait sur les écrans que bien plus tard (1958), avec un film que Staline aimait, en l'occurrence Le dit de la terre sibérienne, d'Ivan Pyriev (1948). Un film soit dit en passant plastiquement superbe, et idéologiquement dégueulasse, le genre de films qui avait beaucoup de succès à l'époque. Or il se trouve qu'Ivan petit, dans Ivan le terrible, est joué par le fils de ce même Ivan Pyriev. Une connexion s'est donc faite d'elle même, une connexion eisensteinienne. Et je me suis donc exercé à cette sorte de montage.
N'y a-t-il pas quelque chose d'intimidant à remonter l'œuvre d'un des maîtres absolus du montage ?
Je ne suis pas du tout inhibé par les maîtres du cinéma. Je suis inhibé par ceux dont le cinéma veut nous inhiber. Les grands cinéastes, même si on ne les aime pas, sont plutôt des forces invitantes. Je ne pense même pas demander leur autorisation... Clouzot, Haneke, eux, oui, ce sont des inhibiteurs. Mais je m'en fous. Dreyer, Renoir, ce ne sont pas des gens intimidants.
Par ailleurs, ma démarche n'était pas celle de l'hommage. Je cherchais à confronter le film au compte-rendu de la conversation que j'avais découverte, comme un doublage de ce qui était en jeu. Et de discuter l'idée de Staline, selon laquelle Ivan le terrible n'était pas un film historique, mais plutôt un film hystérique.
Mon film peut montrer deux choses. D'une part, un type de rapport qu'un cinéaste ne peut pas ne pas entretenir avec le pouvoir. D'autre part, et même si c'est un peu annexe, l'idée que ce rapport est profondément ancré dans la conscience russe. Pouchkine avait à peu près les mêmes rapports avec le tsar, qu'Eisenstein avec Staline. De l'ordre de la répulsion mais aussi de l'attirance - il ne faut pas passer complètement là-dessus.
Vous décrivez de façon très minutieuse le rapport d'un cinéaste soviétique au pouvoir de l'époque. Quel est votre rapport au pouvoir actuel ?
Sous l'ère soviétique, il y avait une façon de faire : on laissait les gens tourner, puis on laissait leurs films sur l'étagère, c'est-à-dire qu'on ne les sortait pas. C'était un moyen de censure très efficace. Et cela permettait à certains d'être suffisamment malins pour contourner la censure, en rendant les choses moins visibles.
Dans nos sociétés démocratiques, bourgeoises, la censure existe aussi. Elle ne vient pas de l'idéologie, mais de l'économie : si des gens ne veulent pas que vous fassiez des films, ils ne vous financent pas. Si vous n'entrez pas dans les carnets de commande, vous ferez vos films seuls. Je ne dis pas que c'est un geste politique d'un grand courage. Si vous tournez seul, on ne vous mettra pas en prison. On ne risque pas sa vie à tourner sans blé. Mais c'est un rapport au politique. La commande sociale existe. On croit que tout le monde a le droit de faire ce qu'il veut. Mais c'est faux. Il y a des commandes qui ne sont pas écrites. En ce moment, dans le cinéma, mieux vaut faire de la comédie, ou des biopics...
En fait, la dimension politique n'est pas dans le sujet des films, mais dans la façon dont ils sont faits. C'est un reproche qui me suit depuis longtemps : je ne fais pas de film politique. Mais je pose la question : faire des films sur les sans-papiers, et se faire payer par l'argent du Centre national de la cinématographie (CNC), est-ce plus politique que d'adapter un auteur du 19e siècle sans avoir une seule subvention publique [en l'occurrence, Dostoïevski, pour L'idiot, adapté en 2009] ? Ce qui est politique dans le cinéma, c'est la façon dont on le fait, dans une société donnée.
Eisenstein n'est pas une référence évidente pour qui a vu certains de vos films. C'est un cinéaste que vous aimez particulièrement ?
Non. Il n'y a rien à dire, ces films sont extraordinaires. Mais en même temps, je m'en fous. Ce sont des films très loin de moi. Sauf pour le montage. Il a une façon de monter qui est quand même très excitante. Et je ne suis évidemment pas le seul, mais je crois que fondamentalement, le cinéma est une affaire de montage. Ceci dit, je trouve Octobre épouvantable, très mal monté, et La grève, assez beau mais peu convaincant. En travaillant sur Ivan le terrible, j'ai été très impressionné par sa beauté désespérée, son lyrisme exacerbé, son lyrisme de mauvais aloi, et que je trouve au final très émouvant.
Vous l'avez dit : ce film collectif est une commande. Regrettez-vous qu'un tel projet ne se soit pas enclenché de manière plus spontanée ?
C'est sans doute à l'image du désarroi actuel de beaucoup de monde. Je suis suffisamment vieux pour savoir que les choses ont changé, que la place se rétrécit. Même sous Giscard, il y avait de la place pour plus de monde que maintenant. La cinéaste Marie-Claude Treilhou a cette formule que je trouve très juste : avant il y avait des antiquaires et des brocanteurs, et il ne reste plus aujourd'hui que les antiquaires.
Toute l'affaire du «cinéma du milieu» [du nom de ce rapport publié en 2008 par des professionnels du cinéma français réunis autour de la réalisatrice Pascale Ferran, ndlr] est venu renforcer cette tendance : il y a encore moins de brocanteurs. Les membres de ce groupe, sans doute honnêtes et intelligents, se sont fait piégés. Et le CNC est d'ailleurs très content de l'initiative.
Propos recueillis par Ludovic Lamant.