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Entretien avec Gérard Courant, auteur de Montre œil Mon œil, au sein du film collectif «Outrage & Rebellion».
Qu'est-ce qui est si dégueulasse, au juste ?
Au départ, Dégueulasse est une chanson d'Elisa Point et Fabrice Ravel-Chapuis. J'ai beaucoup travaillé avec Élisa Point ces dernières années en utilisant un nombre important de ses chansons et de sa musique. Et puis, il y a un peu plus d'un an, Élisa m'a demandé de réaliser plusieurs clips pour son nouvel album Perdus corps et biens. Le clip est un genre auquel je ne m'étais jamais attaqué même si j'ai réalisé, par ailleurs et depuis mes débuts cinématographiques, des films très musicaux. J'ai accepté ce pari et, parmi les titres à mettre en images, il y avait une chanson qui s'appelle Dégueulasse.
Cette chanson est un regard à la fois nostalgique et admiratif d'À bout de souffle de Jean-Luc Godard et, plus particulièrement, de sa séquence finale. C'est la fameuse séquence où Michel Poiccard, interprété par Jean-Paul Belmondo, se fait descendre par les flics sur une dénonciation de sa petite amie, interprétée par Jean Seberg. Dans le film, «dégueulasse» est le dernier mot que prononce Jean Seberg. C'est le mot qui parachève sa trahison. La chanson d'Élisa Point est une chanson sur la trahison. Élisa m'a proposé d'abord une première version de cette chanson (qui durait environ 3 minutes), puis une deuxième (4 minutes) et, enfin, une troisième (5 minutes). Pour chaque version, j'ai réalisé plusieurs clips. En tout, j'en ai réalisé neuf !
Et lorsque Nicole Brenez m'a demandé de participer au projet «Outrage & Rebellion», j'ai tout de suite pensé à cette chanson d'Élisa Point qui s'est imposée comme une évidence. Alors, oui, Dégueulasse est le récit d'une trahison et Montre œil mon œil est un film sur une trahison d'État. Le Pouvoir nous impose des armes dissuasives et il utilise ses armes quand rien ne nécessiterait de les utiliser!
Pouvez-vous décrire les matériaux de votre film ?
Par le plus grand des hasards, j'habite à Montreuil tout près des lieux où se sont déroulés les événements qui ont abouti à l'agression de Joachim Gatti et... à nous retrouver tous ensemble pour faire ce film. Et cette réalité géographique explique aussi que je me sens particulièrement concerné par cette affaire. Au départ, je pensais filmer, deux mois après, les lieux vides (la clinique, la rue piétonne, la place Jacques Duclos, etc) en travaillant sur la mémoire de ces lieux et de ces événements. Puis, après réflexion, j'ai pensé que ce n'était pas une bonne idée. Qu'il fallait faire un film comme un coup de poing (comme le suggérait, à juste raison, Nicole Brenez).
Alors, j'ai entrepris une recherche sur internet et j'ai trouvé tant d'éléments (photos, textes, extraits de presse, la bande dessinée de Damien Roudeau, etc.) que j'avais assez de matière pour en faire un film. Je suis tout de même allé filmer la clinique, là où avaient eu lieu les fameux incidents. À ma grande surprise, la bande dessinée de Damien Roudeau était, deux mois après l'évacuation, toujours affichée sur les murs de la clinique! Elle avait résisté au karcher policier! C'était un signe du destin et je l'ai filmée.
Pour le montage, j'ai choisi plusieurs planches de la BD que j'ai alternées avec des images des manifestations de Montreuil et des images de flash ball. Ce procédé donne du rythme au film et il crée une petite histoire qui se veut dénonciatrice des méthodes policières et des discours présidentiels.
À la fin, j'ai transformé tout mon film en noir et blanc sauf la BD de Roudeau et quelques plans qui nécessitaient la couleur. L'idée générale de ma contribution était de faire un film simple, sans effet particulier, d'être compréhensible par n'importe qui, notamment par ceux qui n'étaient pas au courant de l'agression policière. Je désirais aussi être en adéquation avec les Ciné-tracts de Mai 68 qui étaient tous filmés en noir et blanc, au banc titre, en cinéma muet et sans effets (les seuls effets se limitaient à des panoramiques sur des photos filmées au banc-titre !)
Combien de temps vous a pris le film ?
C'est difficile à dire car je fais en général plusieurs films en même temps. Je suis obligé d'œuvrer ainsi car je suis en tournage et en montage permanents. Au moment de Montre Œil Mon Œil, je montais des épisodes de mes Carnets filmés (qui est une sorte de journal filmé que je réalise depuis mes débuts cinématographiques, il y a un tiers de siècle). Dès que j'éprouve un peu de lassitude dans le montage d'un film, je passe au montage d'un deuxième, voire d'un troisième pour revenir au premier ou au deuxième quand cette lassitude atteint un des précédents montages. Pour aller vite, je dirais que Montre Œil Mon Oeil m'a pris une quinzaine de jours.
Avez-vous hésité à vous lancer dans ce projet collectif ?
Pourquoi aurais-je hésité? J'ai toujours essayé de faire un cinéma autobiographique. Avec des événements qui se passaient à deux pas de ma porte, cela eut été stupide que je ne réponde pas favorablement à la proposition de participer à ce film collectif. J'ai accepté sans savoir quels seraient les autres participants à cette aventure. Mais, comme la proposition venait de Nicole Brenez et que je connaissais ses choix cinématographiques, il était évident que les cinéastes qui seraient embarqués dans «Outrage & Rebellion» apporteraient toutes les garanties d'intégrités nécessaires à ce genre d'entreprise.
La réaction policière de Montreuil et l'utilisation du flash ball furent disproportionnées par rapport aux faits. Au départ, le flash ball est une arme dissuasive. Et, en aucun cas, elle ne devait être utilisée dans pareille situation. Et encore moins en visant la tête des manifestants. La ficelle est tellement grosse qu'on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une bavure. C'est un acte délibéré de la police. Je me devais de réagir à ma façon. Et cette proposition de participer à ce film collectif est arrivée à point.
Pour autant, ce n'est pas une démarche spontanée, mais une sorte de commande.
Je dirais que tout film est une commande. La plupart de mes films sont des commandes que je me fais à moi-même. Ce qui m'a surpris le plus en voyant les films qui composent «Outrage & rébellion», c'est d'abord le nombre important de participants à cette aventure. Environ une quarantaine de cinéastes. À ma connaissance, c'est du jamais vu ! C'est une vague qui a déferlé, avec des cinéastes de toutes sensibilités, de toutes écoles, de tous styles, de toutes générations. C'est une réaction réjouissante.
Vous voyez un précédent à une telle expérience?
Avec une telle ampleur, non... Il y avait bien eu Loin du Vietnam en 1967 qui était un film collectif avec Godard, Ivens, Varda, Klein, Lelouch. Il y avait eu aussi Amore e Rabbia, la même année en Italie, avec Godard, Pasolini, Bertolucci et Bellocchio mais ces films ne regroupaient pas autant de cinéastes. Et ils n'avaient pas les mêmes visées politiques.
Depuis Loin du Vietnam, par exemple, quelle est la principale chose qui a changé dans le cinéma politique, ou engagé, ou militant, en France ?
Ce qui a tout changé, c'est Mai 68. À partir de cette date, les films militants ont connu une véritable existence. Auparavant, il y avait déjà un cinéma militant, essentiellement communiste ou proche du Parti Communiste qui était diffusé par les circuits du Parti. Mais avec Mai 68, les films militants ainsi que les circuits de diffusion se sont multipliés. Tous les courants politiques de la gauche et de l'extrême gauche avaient leurs réseaux de diffusion. Dans les usines, les maisons de la culture, les ciné-clubs, les universités, les comités d'entreprise, etc.
Même au festival de Cannes, il était possible de voir du cinéma militant. À l'occasion de mon premier festival, en 1975, j'ai découvert de nombreux lieux où étaient montrés des films militants : à la Maison de la culture, au festival Ciné-Off (qui les projetait, panachés avec des films d'avant-garde). Le Parti Communiste, le Parti Socialiste et le P.S.U. (Parti Socialiste Unifié) avaient, chacun de leur côté, loué une salle où ils montraient, toute la journée pendant la durée du festival, des films militants ! Même des sections off « officielles », excusez-moi ce pléonasme, comme la Quinzaine des Réalisateurs ou Perspectives du Cinéma Français montraient des films à tendance militante.
J'appartenais plus à un circuit « cinéma différent » qui avait, lui aussi, ses réseaux. Parfois, il y avait des interconnexions entre « militants » et « différents ». Je n'oublie pas que la première projection publique de mes Cinématons eut lieu le 11 mai 1978 aux Journées du cinéma militant à Rennes. Cette année-là, la manifestation s'intitulait : « 1968-1978 : 10 ans de contestation ».
Un film du collectif qui vous a plu ?
Il y en a beaucoup qui m'ont emballé. Je retiens surtout le film de Pierre Léon qui détourne Ivan le terrible, le chef d'œuvre d'Eisenstein. Dans le film de Pierre Léon, tout est dit sur la question du pouvoir politique et de son contrôle, de la volonté des politiques d'essayer de s'arroger le pouvoir des images à des fins de propagande et, en fin de compte, de s'y casser les dents car, on le voit bien avec l'exemple d'Eisenstein, l'artiste est plus fort que le politique.
Ivan le terrible, c'est un coup de poignard dans le dos de Staline car sa représentation de Ivan le terrible, le premier tsar de la Russie auquel Staline voulait s'identifier, montre un homme tyrannique, vieilli et déconnecté de la réalité de son temps. Ce film de Pierre Léon –comme tous ceux du projet «Outrage & Rebellion»– est une leçon à méditer pour les politiques.
Propos recueillis par Ludovic Lamant et retranscrits par Pierre Lascar.