Qui-Gon Jinn a écrit:
Un abonné à Libé pourrait-il partager cette interview de votre twitto préféré Jean Labadie au sujet de la sortie sur Prime de PINOCCHIO ?
https://next.liberation.fr/cinema/2020/ ... nt_1787215On sent des mouvements inédits dans la tectonique des plaques du secteur. La décision du Pacte pourrait-elle servir de précédent pour d’autres distributeurs qui, vu le contexte des salles fermées sine die, ne savent plus trop à quel saint se vouer ?
Le précédent existe déjà, et c’est Forte [de Katia Lewkowicz, ndlr], également vendu à Amazon. Un film financé par TF1 et distribué par UGC, deux groupes gigantesques qui d’un coup se retrouvaient dans la même situation que nous, avec un film sur les bras qui était censé sortir le 18 mars. Mais nous n’avons pas les mêmes capacités de fonds propres qu’eux. Relancer un film pour lequel 700 000 euros de frais d’édition ont déjà été dépensés, c’est très compliqué. On n’avait pas d’autres solutions. Etre coproducteur facilite aussi notre décision. Si encore on était sûrs que les salles allaient rouvrir début juin… On ne sait rien, on n’a même pas un ministre de la Culture qui vient nous dire qu’il ne sait rien ! Reporter le film à la rentrée n’aurait pas été jouable économiquement. Avec les films américains décalés, on aurait eu la concurrence démente de tous les dessins animés et films familiaux. Parallèlement, Pinocchio a déjà été exploité en Italie où il a très bien marché, et les liens pirates apparaissent tous les jours.
On a l’impression que ceux qui n’avaient pas de mots assez forts pour critiquer les plateformes deviennent leurs partenaires aujourd’hui… Un nouveau monde se dessine ?
Attention, on a toujours vendu des films à Amazon ! On en a même vendu à Netflix au début, beaucoup moins maintenant. C’est différent pour Netflix et MK2, c’est la première fois qu’on voit Netflix acheter des films de patrimoine, c’est un changement de positionnement. Mais c’est une vente à durée définie, et c’est plutôt tant mieux que Netflix s’intéresse au patrimoine. Il a fallu beaucoup de temps et de pression pour que France 3 se mette à en passer l’après-midi, et qu’on n’ait plus que des comédies populaires des années 70 sur les écrans. Les deux ventes dont a bénéficié Amazon en France (et celle de Trolls 2 sorti directement en VOD aux Etats-Unis) sont liées au confinement, ce n’est pas un bouleversement du système tel qu’il est. La salle reprendra toute sa force dès qu’elle pourra rouvrir. L’idée d’un trop gros nombre de films qui sort chaque semaine, et qu’ils pourraient se répartir entre différents types d’exploitation car la salle ne suffit plus à les rentabiliser, était déjà là. La période prouve qu’il va falloir réfléchir à des ouvertures et que dépendre d’un seul gros diffuseur français n’est quasiment plus tenable. Mais ce n’est pas tout de suite, ni à chaud, que ça peut se faire.
Avez-vous l’impression d’avoir «sacrifié» le film ?
A un moment donné, on a vingt films à sortir dans l’année, dont dix qui sont déjà datés, comme la Daronne [de Jean-Paul Salomé] qui devait sortir le 25 mars. Tous ces films-là, on va devoir les sortir en salles entre le début de la réouverture et l’année prochaine. Il a fallu faire un choix économique. Mes collègues distributeurs sont en grande difficulté. Nous attendons beaucoup de mesures qui ne viennent pas. Je suis très optimiste sur le fond mais il est possible qu’on ait encore trois, quatre mois devant nous avec zéro recette.
Vincent Maraval, de la société de production et de distribution Wild Bunch, a déclaré la semaine dernière dans le Monde : «La sortie en salles est devenue une boule au ventre, où l’échec est la règle et le succès l’exception»… Il prône une meilleure prise en compte des plateformes dans le système de demain…
On n’est pas d’accord sur tout. On voit bien ce que prouve l’acquisition de Forte et de Pinocchio : le travail pour ces films a été fait en prévision d’une sortie salle, c’est cette visibilité qui fait que les plateformes ont eu envie de les acquérir. Si on regarde ce que Netflix achète et produit, Scorsese, Cuarón, Baumbach, ce ne sont pas des auteurs en devenir mais des metteurs en scène ultra-connus, le boulot a déjà été fait en salle. Les gens seraient bien incapables de dire quels sont les films et metteurs en scène qui sont nés grâce aux plateformes, qui ramassent le travail fourni par les autres depuis des années. Les plateformes n’ont pas prouvé être capables de faire le travail de recherche nécessaire au renouvellement des metteurs en scène. Il faudra s’y mettre un jour ou l’autre.
Des voix émergent pour exiger de remettre la loi audiovisuelle à l’ordre du jour pour faire contribuer les plateformes au financement pérenne de la création française…
Il faut aller plus loin que ça. Je ne pense pas que le modèle français puisse tenir si le pilier de ce modèle est uniquement Canal +, qui rencontre des difficultés qu’on peut comprendre face à des concurrents extrêmement puissants. A un moment donné, il faudra ouvrir la concurrence et les financements, la salle ne suffit plus à rentabiliser un film. La participation de Canal + est tout à fait fondamentale et la plupart des films que je fais sont d’ailleurs préachetés par cette dernière, mais ce serait bien pour la diversité que d’autres entreprises puissent entrer en préachat de la même manière. En Espagne, Netflix préachète des films et laisse six mois d’exploitation aux salles, puis fait le même type de diffusion que Canal +. Et ça marche très bien. Sans Netflix, le cinéma espagnol, en grande difficulté, aurait sûrement disparu. Ça a aidé, et ça s’est fait avec le plus grand respect de la sortie salle.
Sentez-vous les distributeurs indépendants tiraillés entre leur positionnement habituel et la tentation de faire affaire avec les plateformes par nécessité économique ?
La particularité de Pinocchio et Forte est qu’ils étaient sur le point de sortir. Cela donnait beaucoup d’intérêt à une diffusion immédiate, la plateforme bénéficie du travail de marketing déjà effectué pour le lancement du film. C’est différent pour les films plus lointains qui ont été repoussés. Et les plateformes s’intéressent aux films grand public, Netflix et Amazon ne sont pas en train de devenir le ciné-club le plus pointu du monde. D’un coup, on se rend compte de la nécessité qu’il y ait énormément de films produits pour compenser les mois sans tournage qui s’annoncent. Les gens ont toujours l’impression que le cinéma dépend des diffuseurs, là on se rend compte que les diffuseurs dépendent des gens qui font des films pour satisfaire leurs abonnés avec des produits frais. C’est plutôt une bonne nouvelle.