"Université raciste, chercheurs bourgeois on vous voit", "1 blanc, 1 balle", "brûlons le TGI", "Charlie l'a mérité", "les prisons en feu, les matons au milieu", "youpin décolonial", "nik les cis", "stop les sciences coloniales"... Sur les sept étages du bâtiment de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), installée sur le campus Condorcet à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), des tags en lettres rouges ou noires délivrent des messages souvent rageurs et haineux, parfois contradictoires ou nébuleux. "Nous sommes en train de les recenser et de les photographier pour en faire un objet d'étude", expliquait la direction juste après l'occupation des lieux, du 20 au 23 avril dernier. Dans un document interne, on déplore les portes défoncées, les casiers forcés, le matériel informatique volé et un coût financier qui se chiffrerait à plusieurs centaines de milliers d'euros. D'après Christophe Prochasson, le président de l'école, deux cocktails Molotov - ne contenant aucun liquide - ont également été retrouvés sur le toit du bâtiment. Un mois plus tard, au sein de l'établissement, la même question revient, taraudante : comment en est-on arrivé là ? Ces actes de vandalisme interviennent à un moment où l'éminente institution, longtemps considérée comme le saint des saints des sciences sociales, connaît des difficultés sans précédent. Tourmentée par une sourde rivalité entre étudiants en master et doctorants, rongée par une bataille idéologique virulente, l'EHESS est entrée en crise.
Il y a trois ans, l'inauguration du campus Condorcet, rendue possible par la vente d'une bonne partie des locaux du siège historique du boulevard Raspail, dans le VIe arrondissement de Paris, était censée donner un nouveau souffle à l'école. Cet ensemble de bâtiments tout neuf, récemment sorti de terre dans le cadre du Grand Paris, a été conçu pour regrouper 11 institutions réputées dans le domaine des sciences humaines et sociales. Mais la greffe a du mal à prendre. A côté des revendications du mouvement étudiant de l'entre-deux-tours de la présidentielle - dont la prise en compte des enjeux sociaux et climatiques par Emmanuel Macron et Marine Le Pen -, le nouveau site cristallise les critiques formulées par les ex-occupants de l'EHESS. Dans une lettre ouverte publiée le 26 avril dernier, ces derniers fustigent "ce grand projet de spéculation immobilière, de gentrification et d'éloignement des classes populaires". Le texte dénonce aussi des "caméras à tous les coins, balises, barrières, douves renforcées de barbelés et buissons épineux, vigiles avec chiens, badges limitant l'accès à la plupart des espaces" sur le campus, et pointe du doigt l'absence de lieux spécifiquement dédiés aux rencontres et aux échanges entre étudiants au sein de l'Ecole.
Romain Huret, directeur d'études à l'EHESS, entend une partie de ces critiques. "Depuis notre arrivée, bon nombre d'entre nous s'attellent à rendre le bâtiment plus agréable et plus convivial, mais cela ne peut se faire que sur la durée, reconnaît-il. D'autant que l'on s'est heurtés à pas mal de difficultés, entre la grève des transports de 2019, les deux années de Covid qui ont suivi, puis cette occupation dont on mettra sans doute des mois à se remettre." Le corps enseignant apparaît divisé sur l'analyse de la situation, la manière de réagir et les mesures à adopter. "Il est heureux que les étudiantes et les étudiants se révoltent et tentent de changer le cours des choses [...]. Comme aurait dit Bertolt Brecht, qu'est-ce qu'une vitrine cassée face à des vies fracassées, qu'est-ce que quelques milliers d'euros de dégâts face à des milliards d'investissement immobilier qu'a coûté ce putain de campus Condorcet ?", interroge le chercheur Alessandro Stella - un ancien activiste italien d'ultragauche - dans une lettre adressée aux étudiants, à ses collègues et à la présidence. Une enquête a été ouverte, et Christophe Prochasson a porté plainte au titre de l'institution et à titre personnel contre les casseurs. Mais le Syndoc, syndicat des doctorants de l'EHESS, qui condamne les dégradations, de préciser : "Nous demandons qu'il n'y ait pas de répression disciplinaire individuelle car il paraît difficile d'établir la responsabilité pénale de chacun."
Le mal-être des étudiants en master
Pour sa part, Jean-Frédéric Schaub, directeur d'études à l'EHESS, éreinte "ceux qui, pour des raisons politiques et sentimentales, font preuve d'indulgence à l'égard de ce mouvement", car "tout cet argent cramé par ces destructions aura des conséquences très concrètes sur nos travaux de recherche et un certain nombre d'autres projets", poursuit-il. L'historien et chercheur au CNRS Sébastien Fath, lui, n'hésite pas à s'en prendre directement aux auteurs des dégradations. "Détruire un outil de travail d'étude et d'émancipation intellectuelle n'est pas la meilleure manière de plaider pour l'avenir", attaque-t-il, avant de se demander si "une certaine fermentation mêlant gauchisme bourgeois, nihilisme consumériste et illettrisme économique (focalisé sur l'épouvantail néolibéral) n'a pas cristallisé les choses." Beaucoup s'interrogent sur le nombre réel d'élèves de la maison impliqués dans le blocus et responsables des dégradations. "Je dirai qu'il y avait un gros tiers d'étudiants venus d'autres universités, un tiers de black blocs ou casseurs, et un petit tiers d'étudiants de chez nous", avance Christophe Prochasson. Signe d'un vrai malaise.
Un premier tournant s'est produit en 2005, lorsque l'école, jusqu'ici réservée aux doctorants et aux enseignants-chercheurs, a commencé à accueillir des élèves de masters plus jeunes, moins diplômés, plus précaires. Leur intégration reste aujourd'hui difficile. Beaucoup d'entre eux se disent méprisés, peu écoutés, mal accompagnés, et bien plus mal lotis que leurs aînés. "L'installation à Condorcet n'a rien arrangé, puisque, pendant plusieurs mois, nos badges ne nous ont pas permis d'accéder à certains étages du bâtiment ni d'assister aux séminaires de notre choix. Ç'a été très mal vécu", raconte Corentin, étudiant en master. La spaciosité des lieux réservés aux doctorants a pu accroître encore ce ressentiment. D'ailleurs, ce sont surtout ces espaces qui ont été vandalisés pendant l'occupation. Selon certaines sources, le malentendu viendrait du fait que l'EHESS, si elle forme des étudiants dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, n'est pas une université, mais reste avant tout un lieu de recherche.
Une violente bataille idéologique
Son fonctionnement à part suscite parfois les critiques. En mars 2021, la Cour des comptes, tout en saluant l'excellence du corps professoral de l'EHESS, dénonçait "un modèle de gouvernance figé, déséquilibré et autocentré", une procédure de recrutement d'enseignants-chercheurs "lourde, peu transparente et fortement endogène" ou encore "un accompagnement des étudiants encore insuffisant pour leur garantir un niveau de réussite satisfaisant". En master 2, le taux d'échec s'élève à 39 %. Selon le rapport des magistrats, le suivi de l'insertion professionnelle doit également être renforcé, alors que seuls 20 % des diplômés de master 2 poursuivent un doctorat à l'école. Enfin, la durée des thèses à l'EHESS se révèle anormalement longue, puisque de 40 à 45 % d'entre elles se prolongent au-delà de six ans (chiffres de la période 2014-2018).
A toutes ces difficultés se superpose une profonde et violente bataille idéologique. Rien de nouveau sous le soleil, rétorquent certains observateurs, qui rappellent que la prestigieuse institution a toujours été traversée par des affrontements, entre Sartre et Aron, entre Bourdieu et Gauchet. Sauf que là où les dissensions restaient respectueuses par le passé, l'Ecole semble aujourd'hui se scinder en deux camps irréconciliables. D'un côté, les défenseurs de l'universalisme, qualifiés de "réactionnaires" par certains de leurs adversaires. De l'autre, des enseignants aux engagements radicaux, parfois séduits par les thèses racialistes ou indigénistes. Le sujet est tellement sensible que la plupart des enseignants qui acceptent de s'exprimer dessus le font sous couvert d'anonymat. "Certains tags retrouvés sur les murs de l'école - dont des menaces de mort à l'encontre du président Prochasson ! - m'inquiètent car ils laissent penser qu'une mouvance identitaire, issue de la gauche radicale, gagnerait du terrain dans l'école", confie l'un d'eux. "Questionnez votre regard colonial", "Combien de personnes qui occupent ces bureaux sont racisées ?", "blanchité = ethnocide" ont, en effet, écrit certains occupants sur les murs.
Autocensure au sein de l'institution
L'attrait d'une partie - minoritaire mais influente - des étudiants et des enseignants de l'EHESS pour un antiracisme "de combat", focalisé sur la dénonciation d'un supposé "racisme d'Etat" et de "privilèges blancs" n'est pas propre à cette école. Le phénomène concernerait la majorité des établissements spécialisés dans les sciences sociales. "Il y a vingt-cinq ans émergeait l'idée, venue des Etats-Unis, que les sciences sociales sont en fait des sciences coloniales, des sciences de la domination, et qu'il faut changer tout ça. Ce qui implique de jeter notre héritage et tout ce qui a été fait avant à la poubelle", déplore le sociologue Jean-Louis Fabiani, ancien élève de Bourdieu. En 2018, ce directeur d'études de l'EHESS a fait partie des signataires d'un appel dans Le Point contre la réactivation de l'idée de race dans les universités. Quelques jours plus tard, lors d'un séminaire, dont le thème n'avait rien à voir, une jeune femme noire se présentant comme "une descendante d'esclaves" a pris la parole et l'a décrit comme un esclavagiste. Applaudissements dans la salle. Alors qu'il reprenait ses esprits dehors sur un banc, plusieurs de ses élèves, eux-mêmes issus de l'immigration, sont venus lui témoigner leur soutien. "Je leur ai demandé pourquoi ils n'avaient pas pris ma défense. Ils m'ont avoué leur peur de s'exprimer publiquement", raconte le sociologue. "Après cet épisode, vécu comme une humiliation, j'ai demandé qu'on organise une rencontre avec les étudiants sur ce sujet. Mais ma requête n'a pas été suivie d'effet", poursuit-il, déplorant une forme d'autocensure au sein de l'institution.
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Pour l'historien Jean-Frédéric Schaub, les sciences humaines et sociales se trouvent aujourd'hui dans une situation très délicate. "Cette fragilité est due à l'idée erronée, régulièrement relayée sur les réseaux sociaux et dans certains milieux universitaires, que la frontière entre production de connaissances savantes et production d'opinions aurait tendance à s'abolir, s'inquiète-t-il. Ce qui, si cela était avéré, serait un véritable suicide ! Car, à partir du moment où les sciences sociales abandonnent leurs prétentions scientifiques, il n'existe plus aucune raison valable pour que l'Etat maintienne ses financements", insiste le spécialiste. Les occupants, en brandissant ces slogans militants, donneraient donc du grain à moudre à ceux qui dénoncent une science militante.
Un conflit générationnel
"A l'EHESS, déjà hyper 'blanche', les maîtres de conférences et les directeurs d'études ont en moyenne 61 ans et sont en majorité des hommes", oppose une enseignante, pour qui ce conflit serait avant tout générationnel. "Bon nombre d'anciens, au nom de la sauvegarde d'une certaine forme de laïcité, s'acharnent à défendre leur pré carré en décrédibilisant ceux qui ne pensent pas comme eux", assène-t-elle. "Voilà cinq ans qu'on entend parler d'islamo-gauchisme sur les plateaux télé. Ce sont nos cours, nos profs qu'on attaque et qu'on traîne dans la boue", renchérit Arthur*, étudiant en deuxième année de master. "Nous dénonçons une déconnexion du pouvoir vis-à-vis de l'avancement de la connaissance dans certains domaines jusqu'ici peu explorés par les sciences sociales. A nous de nous battre pour les imposer", soutient-il. Pour le jeune homme, qui a pris part à l'occupation d'avril dernier, l'ampleur des dégradations serait "montée en épingle" afin de décrédibiliser leurs luttes.
En 2020, Emmanuel Macron avait eu des mots très durs à l'égard du monde universitaire, qu'il jugeait "coupable" d'avoir "encouragé l'ethnicisation de la question sociale en pensant que c'était un bon filon". "Or le débouché ne peut qu'être sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux", avait-il confié. Face à cette perspective d'une implosion de l'EHESS, Jean-Frédéric Schaub insiste sur l'importance de relativiser : "Le type de mouvement que nous venons de subir est minuscule à l'échelle du monde de l'enseignement et de la recherche. Là où ça tape, ça fait très mal, mais cela ne concerne que très peu de gens." Jean-Louis Fabiani se montre beaucoup moins optimiste. "Nous sommes sur une pente extrêmement glissante, alerte-t-il. Il est urgent d'examiner avec lucidité la situation dans laquelle on se trouve. Si on ne le fait pas, l'EHESS n'a plus qu'à tirer le rideau."