Premier prologue (muet) :
Fin du XVIIème siècle en France, un luxueux (mais sobre) service en porcelaine est produit par un artisan, dans un atelier de poterie adjacent à un château, puis transporté en carriole afin d'être livré. Les premières assiettes commencent déjà à se casser.
Deuxième prologue :
Fin du XIX siècle. A Paris, un artiste bohême peint un portrait symboliste de sa maîtresse, nue, qui retourne dans la bonne société. A la campagne, dans un manoir, un couple, lui vieux, elle beaucoup plus jeune, se dispute froidement.
Les première répliques du film (qui compte peu de dialogues)
Troisième prologue :
Un quatuor joue une musique de chambre. (Adaptée de Mozart par Nicolas Zourabichvilii, le père du philosophe dont nous discutions plus bas récemment). Décalage entre le ton précieux, élégant et primesautier de la musique et les dialogues des musiciens ("ça en jette hein ")
L'histoire :
Paris, automne 1983. Une chanteuse punk au train de vie de grande bourgeoise, collectionneuse de nus féminins symbolistes à ses heures perdues , un couple en crise dont le mari est inventeur et trafiquant d'arme, des alcooliques anarchistes dynamitant les monuments aux mort, un prof de musique voulant réhabiliter les chants populaires et comptines de province, un flic anti-terroriste à la vie sexuelle compliquée, des indépendantistes caucasiens, des antiquaires véreux revolant ce qu'ils ont vendus à leurs riches clientes, des putes au grand coeur, un enfant unique au train de vie pacha,et d'autres personnages,... vont se recontrer, se frôler, dans un grand chassé-croisé à la fois comique et morbide, primesautier et cruel. Avec eux, le service de vaisselle, le tableau et des éléments du dialogue du début vont réapparaître, puis être à nouveau dispersés.J'ai eu du mal a rentrer dedans ("cela raconte quelque chose mais quoi ?") mais ai été finalement séduit par ce film, en fait assez difficile à cerner.
Le plus évident est de penser à Tati, pour le comique à la fois muet et bruitiste, qui mèle l'abstraction du slapstick et cruauté dan l'observation distante des rapports sociaux et de l'époque. Mais à la différence de Tati, ici, la désadaptation est collective, touche tous les personnage et milieux et non pas incarnée par un personnage central.
Mais il y a une autre dimension. Le film a une allure légère et primesautière, mais le dispositif est en fait très rigoureux : des courtes saynètes de moins d'une minute, chacune concernant un lieu disjoint des autres, enchaînées à la suite et raccordées par un fil qui se dégage progressivement : le service de vaisselle qui est dispersé, se casse de plus en plus et est à chaque fois recueilli, le tableau vendu, vendu, redécoupé, et revendu plusieurs fois, jusqu'à devenir un gros plan moderniste sur un visage, mais perdant son statut de témoignage naïf d'une époque et d'un amour réels.
Le son est post-synchronisé, les dialogues annulent la sensation de profondeur spatiale. Ils sont rarement pleinement audibles, et souvent coupés (mais très drôles et cruels). Ce qui est mixé au premier plan, à la jointure des plans, recouvrant le dialogue, réintroduisant la profondeur que les mots n'arrivent pas à créer, ce sont des chants d'oiseaux, la musique de chambre et des chants populaires chantés doucement par un choeur. Ces chants sont à la fois familiers, liés au patrimoines commun et culturel depuis l'enfance, et irreconnaissables. Il s'agît de chansons que l'on a entendues comprises, puis oubliées : plus rares que "Mon Amant de Saint Jean" ou "la Route de Louviers", mais également plus poétiques.
Des motifs se répètent : par exemple un terroriste (rappelant les attentats pro-arménien des années 1980), se suicide ridiculement en testant une bombe télécommandée dans une forêt (pendant uen transaction de vente où sa mort était planifiée), il n'en reste, comiquement, que sa chaussure. Plus tard d'autres "terroristes", moins radicaux, des anars à la Chesterton, font exploser une énorme statue de soldat inconnu en bêton dans un square, dont il ne reste aussi que le pied.
Le film devient, derrière une allure de conte, de plus en plus âpre : les couples se déchirent et explosent, les amants se volent, les bons terroristes finissent en prison, la pute donne le réseau au flic et tous deux sont tués, les objets qui servaient de liens et faisaient circuler les personnages, sont convoités pour eux-même, ce qui les annule et les efface. Difficile de comprendre tous les dialogues, mais en rejouant des scènes au DVD, notamment une où une des femmes, coiffeuse, se plaint de son mari, j'ai été étonné de constater que le dialogue, recouvert par la musique, était hyper-significatif, étonnament sexuel et cru.
Assez émouvant de voir filmé le Paris de 1983/1984, lointain et proche en même temps. Il y a dans le film un côté un peu "Vernon Sullivan", chaque lieu est un des masques de la bourgeoisie parisienne en crise, dans une lutte sourde et à moitié consciente pour sa survie, et de la crise parallèe de la représentation du peuple - 1983, c'est le moment où l'immobilier parisien a commencé à être spéculatif, et on sent que c'est pour Iosseliani, dont c'est le premier film français, une forme de destruction du passé presque équivalente à la violence de la révolution russe, mais plus diffuse.
Le film possède donc une identité poétique et comique forte, mais aussi quelque chose de plus sombre. C'est une histoire de complots obscurs qui fait en fait beaucoup penser à Rivette. Mais aussi peut-être quelque chose de plus politique, assez straubien, ambigu (on sent une nostalgie de Iosseliani pour la bourgeoisie cultivée et rentière de la Belle Epoque) mais aigu : le film fait mélancoliquement le deuil de quelque chose de plus populaire et anar que cette bourgeoisie : personne n'est vraiment capable de comprendre les chants populaires qui forment la bande son, même s'ils sont rattaché à un patrimoine enfantin, la bande de joyeux anars alcooliques et clochardisés qui dynamite les statues guerrières finit en prison, payant les pots cassés, alors que les vrais voleurs d'art et trafiquants du film survivent dans l'ombre et continuent à tirer les ficelles du destin, sur un mode feuilletonesque certes.
Ce à quoi le comique de Iosseliani aboutit, c'est la disparition parallèle, dans le mêmes temps, mais dans deux espaces qui ne se recontrent pas, d'une vieille bourgeoisie et d'une vieille classe populaires (le film est assez intéressant, car il montre un Paris immigré, en ne l'opposant pas je crois à cette vieille culture populaire en crise, mais en l'intégrant dedans), qui finissent soit dépouillés soit enfermés pour ce qui n'est pas un crime, mais l'attaque d'un symbole.
Deux classes punies d'avoir peut-être cru que le travail de la mort était un mystère à déchiffrer (quasi tous les personnages du films sont dupés) plutôt qu'un discours qui ne peut être que littéral, d'une franchise malhonnête (voleurs, trafiquants du film énoncent leus intentions, mais pour cela, restent invisibles de leur victime, qui n'y croient pas). Le film est assez terrible, à la fois fasciné par Paris, et la montrant comme indifférente à la chute de ses habitants (cette indifférence fait coincider le domaine du patrimoine culturel, de l'histoire, et celui du plus dur matérialisme : l'histoire et la culture sont violentes, implacables car elle n'ont pas l'esprit qu'on leur prête).
A signaler, que beaucoup d'acteurs sont liés au milieu du cinéma, mais non-professionnels (Jean-Pierre Beauviala, le même que celui des magnétophones, Bernard Eisenschitz).
Premier rôle de Mathieu Amalric, en inquiétant (mais central) voleur loubard en perfecto noir, quasi muet (!), souple et fuyant. On remarque que comme Sarkozy, il est assez petit physiquement et eu tendance à grandir au film du temps (je me demande s'il n'est pas toujours cadré en plan américain dans les films récents).
Le film fait aussi penser à l'Argent de Bresson, mais sans le masochisme religieux.