...Toute la surface du Beau Serge est juste (sauf lorsqu'elle traduit expressément l'histoire : la neige est fausse par exemple) : les champs, le village, l'hôtel, la place, les vêtements, les objets, les visages les gestes, tout ce qui dure sous le regard, tout ce qui est littéral, tout ce qui signifie seulement une existence insignifiante. Il y a une élégance fondamentale dans tout ce début du film : par grâce il ne s'y produit rien... Ce qu'il y a de bon dans ce film c'est ce qu'on pourrait appeler son micro-réalisme, la finesse de ses choix ; il y a dans Chabrol un pouvoir de correction : par exemple dans la partie de football que les enfants jouent dans la rue, Chabrol a su trouver les gestes fondamentaux, ceux qui persuadent par ce que Claudel appelait la détonation de l'évidence. Formellement, dan sa surface descriptive, le beau Serge a quelque chose de Flaubertien.
La différence - elle est de taille- c'est que Flaubert n'écrivait jamais une histoire; par une science profonde de ses fins, il savait que la valeur de son réalisme était dans son insignifiance, que le monde signifiait seulement qu'il ne signifie rien. Le génie de Flaubert, c'est la conscience et le courage de cette déflation tragique. Au contraire, son réalisme en place, Chabrol y investit un pathos et une morale, c'est à dire qu'il le veuille ou non, une idéologie. Il n'y a pas d'histoire innocente : depuis cent ans, la littérature lutte avec cette fatalité. D'un mouvement à la fois excessivement lourd et excessivement désinvolte, Chabrol refuse toute ascèse de l'anecdote, il raconte massivement, il produit un apologue : on peut sauver un être si on l'aime. Mais sauvegarde de quoi ? Où est le mal du beau Serge ? Est-ce d'avoir eu un premier enfant difforme ? d'être socialement un raté ? son mal est-il plus généralement celui de son village qui meurt de n'avoir rien, de n'être rien ? C'est dans la confusion de ces questions, dans l'indifférence de leurs réponses que se définit un art de droite, toujours intéressé par la discontinuité des malheurs humains, jamais par leur liaison. Les paysans boivent. Pourquoi boivent-ils parce qu'ils sont très pauvres, parce qu'ils n'ont rien à faire. Pourquoi cette misère et cet abandon ? Ici l'investigation s'arrête ou se sublime : ils sont sans doute bêtes par essence, c'est leur nature. On ne demande certes pas un cours d'économie politique sur les causes du misérabilisme social. Mais un artiste doit savoir qu'il est entièrement responsable du terme qu'il assigne à ses explications : Il y a toujours un moment où l'art immobilise le monde, le plus tard possible est le mieux. J'appelle art de droite cette fascination de l'immobilité, qui fait que l'on décrit des résultats sans jamais s'interroger, je ne dis pas sur les causes (l'art ne saurait être déterministe) mais sur les fonctions.
Le désespoir du beau Serge tient, d'une façon ou d'une autre à la France entière, voilà le fondement d'un art vrai... En somme ce que l'anecdote permet à Chabrol d'esquiver, c'est le réel... le mélo (cette insipide histoire de neige et d'accouchement) est l'énorme soufflet dans lequel il évacue son irresponsabilité. Être bon ? Chabrol croit-il que tout est dit quand on veut l'être ? C'est quand le film de Chabrol finit que le vrai problème commence; l'être de la bonté ne tient pas quitte de ses modes, et ses modes sont solidaires du monde entier, en sorte qu'on ne peut jamais être bon tout seul. Dommage que ces jeunes talentd ne lisent pas Brecht. Il y trouveraient au moins l'image d'un art qui sait faire partir un problème au point exact où ils croient l'avoir terminé.
Barthes sur le premier Chabrol, dans une Mythologie parue après le recueil, où il n'emploie pas le mot déceptif mais en explique finalement le concept (le "déceptif" est la fonction critique sous-jacente, à la fois implicite et autonome, du "descriptif", en somme du réalisme). Je n'ai pas trouvé le début du texte qui aborde (en quelques mots) , quant à lui la question, "le cinéma en général, et la Nouvelle Vague en particulier, sont-ils de droite ?".
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