Depuis septembre 2014, la législation française garantit que toute personne hospitalisée de force en hôpital psychiatrique (je vous souhaite un Joyeux Noël) puisse, au cours des douze premiers jours, contester son hospitalisation en saisissant un juge des peines et des libertés. Une audience a alors lieu, pendant laquelle le juge interroge le patient, qui est assisté d’un avocat. La procédure n’aboutit pour bien-sûr pratiquement jamais (le film montre un seul cas de mise en délibéré pour une évaluation plus longue), d’autant plus que l’audience semble assez courte. La plupart des patients ont en effet un discours délirant et incohérent et/ou (c’est souvent « ou » d’ailleurs) des intentions suicidaires manifestes.
Le juge, n’étant pas médecin, se fie principalement aux certificats médicaux et à l’avis des psychiatres, quand le malade doit de son côté passer par le médecin-chef de l’hôpital pour introduire sa demande. Au pire le patient peut introduire un appel (ce qui arrive souvent, étant donné que le déni est structurel de la psychose) qui accentue l’aspect humiliant de la procédure et durcit les conditions de son hospitalisations en accentuant la réponse médicale qui est apportée à son déni. Au mieux, le patient peut faire constater le caractère imprécis et insuffisamment circonstancié de tel ou tel certificat médical, que le juge rapporte alors au médecin. Le documentaire retrace ainsi les auditions d’une dizaine de malades par 4 juges, dans un hôpital de la région lyonnaise.
J’ai trouvé ce court film salubre et respectueux des malades (que Depardon appelle à juste titre « les humiliés »), mais ai des réserves de deux ordres, les premières étant liées à la mise en scène, la deuxième à l’angle d’approche de Depardon, centré sur l’illustration du fonctionnement de l’institution ainsi que de la notion de droit collectif (à la fois naturel et fondant la nation) que le malade éclaire à partir de sa position, plutôt que l’inverse ( qui serait une interrogation sur le point de vue « de la société » sur la maladie, soit un angle plus militant et proche de la remise en question de la psychiatrie, telle qu'on le trouvait dans les années 1970).
Pour exprimer de façon résumée ces réserves : Depardon filme un ordre là où on pourrait tout aussi bien voir une lutte, ou du moins un conflit. Ce parti pris est d‘ailleurs souligné par la citation de Foucault qui termine le générique : « de l’homme à l’homme véritable, le chemin passe par l’homme fou ».
-En ce qui concerne la mise en scène, je n’ai rien à reprocher aux scènes d’interview en tant que telles. Le cadrage et le champ-contrechamp sont respectueux, à bonne distance, et font « circuler » une conscience diffuse et commune aux patients, au avocats et aux juge de la maladie, de l’internement, de l’intégrité et de l’ordre public. Cette conscience est finalement une relation à l’autre, du même ordre que celle qui existe dans les relations de travail (qui selon Simone Weil et Hannah Arendt, sont les formes les plus dignes de reations humaines).
Le juge comme le patient, même s'ils ont des intérêts opposés, sont au cours de l'audience pareillement extérieurs à la technique médicale et n’ont que la discussion et l’échange entre eux pour dégager une compréhension de la situation.
Finalement la procédure permet, indirectement, au malade de parler de sa maladie aux institutions, hors du regard direct du psychiatre.
Ce dispositif permet parfois le rappel d’un hors-champ, qui « humanise » la personne filmée ; qui est soit le savoir du malade sur sa maladie (par exemple, un des cas les plus graves, qui répond à la fois doucement et du tac au tac « comme tout le monde, de façon plus ou moins grave » lorsqu’on lui dit qu’il est affecté d’un trouble psychique , la phrase faisant retomber la tension de l’audience, et atténuant le déni du malade), et -le film présentant cela comme un équivalent de la première situation-, la mauvaise conscience d’une jeune juge (apparemment la plus dure, car maintenant les formes et le vocabulaire des auditions de prévenus qui seraient moralement responsable de leurs actes, qui, lorsqu’un patient très incohérent lui demande « à quoi vous servez ? » répond le plus sérieusement du monde, et sans ironie « à rien, je vous le concède », en partie pour elle-même, livrant le fait qu’elle s’interroge elle aussi sur le sens de sa fonction dans ce cadre.
Mais j’ai plus de réserves sur les scènes qui « encadrent » les auditions, qui m’ont semblée trop esthétisantes. C’est surtout le cas du début, qui filme les couloirs d’hôpital, en lent travelling avant, avec les bruits d’ambiances amplifiés, de telle manière qu’ils forment un son de basse dronesque, évoquant un couloir kubrickien (ou à la Ridley Scott) de station spatiale, jouant avec les lumières, accentuant en permanence les symétries, sauf au moment où l’on s’arrête au seuil d’une salle où l’on entend des hurlements, et où la caméra se décadre vers l’étiquette avec le terrible euphémisme indiqué sur une panneau à droite de la porte : « salon d’apaisement » . L’hôpital est filmé alors du point de vue d’une surconscience esthétisante, fantasmant une menace à la fois cachée et imminente. On rejoint alors l’opposition du clinique et de l’ « alien » au sens propre que l’on trouve dans la science-fiction. Le film part de l’imaginaire dérivé et filme l’origine historique, sociologique (et aussi linguistique) comme un effet. Ce regard n’est pas illégitime, mais privilégie paradoxalement le récit collectif , au documentaire. C’est en effet la fiction et le fantasme collectif et anonyme qui laisse une plus grande place à l’infigurable et au hors-champ. Ce regard met néanmoins mal à l’aide, face à des situations de grandes souffrance et d’appel à une reconnaissance de l’individu, nous sommes peut-être avec la folie et sa solitude dans une situation qui limite l’idée que le récit est un biais nécessaire pour « médiatiser » la réalité et la relation à l’autre.
La même ambiguïté se retrouve dans la musique d’Alexandre Desplat qui ponctue les interludes. En elle-même cette musique, piano avec un chromatisme orchestral à la Ravel, est assez belle, mais semble un artifice pour introduire une narration et de la fiction, qui dirige le regard du spectateur, et voile peut-être la détresse de la situation montrée (un malade tournant en rond dans le jardin d‘un préfabriqué). Toutefois, je dois avouer que je ne sais pas si l’absence de musique atténuerait le risque du voyeurisme, en même temps que la construction dramatique qui ordonne le documentaire.
Il y a à cet égard, un passage particulièrement significatif : avant l’audition de la dernière patiente, le film nous la montre dans la cour, s’adressant à l’équipe de tournage, qu’elle remercie de façon à la fois délicate et énergique de lui avoir offert un café, son geste interrompt alors la musique comme une respiration.
Il s’agît de la plus « borderline », et la plus touchante des patientes (justement placée en épilogue de du film, les interviews sont ordonnées par effet dramatique croissant) dans la mesure où elle est à la fois dans le délire et la normalité. Par ailleurs, de façon ambigüe le film utilise le profil à la Zola de son histoire (elle est arrachée de sa fille, qu’elle veut désespérément revoir) comme un équivalent moral de sa folie. Le film laisse parfois l’impression de tracer une équivalence gênante entre folie et recul sur la notion commune de citoyenneté. Cette femme, devant le juge a un discours assez structuré. Elle est aussi très intelligente, car elle renverse l’ordre de la procédure, laissant son avocate parler en premier, consciente que cela introduira une forme plus prononcée d’objectivation de sa situation qui risque de toucher plus facilement la juge, tout en limitant le risque qu’elle s’enferme dans un soliloque potentiellement délirant face à des personnes en situation d’autorité. Elle comprend que c'est une bataille pour le dernier mot, entre elle et deux institutions et fprmes de pouvoir, qu'il lui faut gagner en douceur.
Pendant un moment, on sent qu’elle est proche d’obtenir gain de cause. Mais elle commet l’impair de jurer devant Dieu (qu’elle prend comme témoin de sa souffrance, là où les instituions, pourraient finalement jour ce rôle), et d’indiquer qu’elle est croyante (musulmane) là où elle aurait plutôt dû dire qu’elle était consciente d’un hiatus entre ses pulsions suicidaires et son statut de mère. On a plusieurs fois dans le film une impression du même ordre, où l’altérité de la folie se superpose à celle de l’origine immigrée, qu’elle finit par redoubler. Ce double altérité est opposée à ce qui relève d’un discours esthétique qui lui est « simple » (la sortie de l’hôpital, dans une brume diaprée, mélancolique mais hospitalière).
Il me semble que dans l’esprit de Depardon, l’institution psychiatrique est légitime dans la mesure où elle allège la souffrance tout en « réduisant » cette altérité, là où elle paraît menaçante pour les autres et le sujet : l’état et l’institution psychiatrique produisent du neutre et par là du lien social. Le problème de Depardon étant finalement l’idée que le contrat social produit un aveuglement nécessaire. Ce qui déborde cette légitimité est forcément a-politique, en dehors de toute raison et justification morale, il est purement esthétique. Le film aurait peut-être pu approfondir cette dimension, en se posant la question : les fous en sont-ils pas eux-mêmes producteur de culture. Pourquoi le suicide est-il fortement valorisé pour les artistes et créateur, et considéré comme un délire lorsqu’il touche une employée d’Orange ou une femme perdue, n'ayant que ses chats pour lien social ? Il y a peut-être un rapport entre ces deux questions : l’internement ne détruit finalement pas chez le patient une part d’irrationalité nécessaire à tout le monde pour avoir accès au discours culturel collectif ? La patiente la plus proche d’énoncer cela est l’employée d’Orange, qui explique comment ses bouffées délirantes et ses pulsions suicidaires se sont manifestées alors qu’elle assistait à un festival culturel (le festival des Lumières), seule, et qu’elle alors pris la décision d’aller vers l’hôpital plutôt qu’une salle de spectacle. C’est aussi, ce n’est pas un hasard, celle qui énonce le plus précisément et avec les mots les plus justes la violence des mesures de contention physique.
-ce qui m’a frappé dans le film, c’est qu’au cours des auditions, les malades articulent seuls l’opposition (rapport double de différence et nécessité) de ce qui relève du droit et de la préservation de l’ordre public et l’aspect pulsionnel de leur maladie, tandis que le juge, paradoxalement, en reste sur le seul plan de leur maladie, et de leur état, pour rendre sa décision. Les malades ne sont pas conscients d’être pris au mot, pensant toujours en appeler à une marge d’interprétation, qui leur est refusée. Ils présentent finalement leurs pulsions suicidaires comme des métaphores, des effets de langage appuyant de l’extérieur un discours, et l’enferment est presque la seule manière possible de leur faire apparaître ce qui dans cette métaphore « rate » . Beaucoup reconnaissent leur violence, et la nécessité d’être soigné, tout en contestant leur hospitalisation. Il n’y a pas là une contradiction. Ils sont simplement incapable de « performer » pour eux ce qu’ils comprennent (et énoncent plutôt mieux que les hommes normaux) pour la collectivité. Depardon leur oppose finalement un point de vue qui est celui de l’ordre social, en indiquant qu’il n’y pas de rapport herméneutique et interprétatif possible au contrat social, qui en le mette en péril. Il transforme finalement le travail interprétatif (mais délirant) des malades en dispositif esthétique (ayant une fonction de lissage mélancolique, la beauté est un affect opposé à une violence), en représentation de l’état et de l’institution, qui annule les effets de leur folie. C’est notamment apparent dans la scène où un des patients, vindicatifs (mais il s’agît aussi d’une pulsion de survie, l’aspect délirant de son discours tenant moins à son contenu qu’à la forme et à son élocution) demande à Depardon, de de zoomer sur ses poignets, pour indiquer les marques des liens par lesquels il a été attaché, essayant en vain de devenir metteur en scène. La caméré reste fixe, ne pouvant suivre l’injonction, qui ferait basculer l’ensemble du film du côté du malade
Je ne dis pas que le film de Depardon est celui d’un salaud de droite. Il fait preuve de beaucoup de sensibilité et d’empathie, et est conscient des tensions qu’il montre. Cependant il me semble qu’il ne conçoit pas son propre travail comme du témoignage, mais plutôt comme une réponse du même ordre que celle des instituions, qui oppose au délire des malades sa conviction de lisser les souffrances par un mélange de bienveillance et d’autorité, demandant finalement au plus faible de plébisciter le contrat social, et s’arrêtant de filmer là où se plébiscite est acquis, alors que la douleur de son sujet ne le contestait finalement pas. L’imaginaire est pour lui la représentation de la crise radicale d’un seul qui menacerait l’ordre commun, qui est filmé comme le seul réel.