Quand il se promène à Flushing, dans le Queens, à New York, le quartier où il a grandi, James Gray entend parfois une connaissance, un camarade de classe, un ami de ses parents, crier : « Hey Jimmy ! » C’est ainsi que tout le monde l’appelait enfant dans ce borough populaire qui, bien que proche de Manhattan, est en réalité un tout autre monde. « Le Queens n’a pas grand-chose pour lui », reconnaît-il. Mais cet endroit, le réalisateur n’arrive pas à l’oublier. A 53 ans, dans ces rues qu’il connaît par cœur, on l’appelle parfois « monsieur », mais il sera toujours « Jimmy ».
C’est là qu’il a tourné, en octobre 2021, Armageddon Time (en salle le 9 novembre). Ce huitième film – son sixième qui se déroule à New York – est le récit d’une année de la vie d’un jeune garçon du Queens. Entre différentes vignettes, on le suit à l’école et dans sa famille, dans une quête d’identité qui n’est autre que celle de James Gray lui-même. Comme le héros du film, il a fini l’école primaire en 1980, l’année de l’élection de Ronald Reagan à la Maison Blanche. Il a mis en scène les acteurs Jeremy Strong et Anne Hathaway avec ses parents en tête, et évoque son grand-père maternel à travers le personnage joué par Anthony Hopkins.
Le Queens, son point d’ancrage
Lui qui est, sans conteste, l’un des metteurs en scène les plus doués de sa génération, qui vit à Los Angeles, voyage sans cesse et a fait tourner des acteurs parmi les plus marquants (Brad Pitt, Marion Cotillard, Joaquin Phoenix…), sait que c’est là dans le Queens, que se trouve sa communauté, son point d’ancrage. Ici, les immigrés, leurs enfants, leurs petits-enfants, en majorité des juifs ayant fui l’Europe centrale et l’Europe de l’Est pour échapper aux pogroms, ont tous rêvé de l’Amérique.
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Ici, quelque part entre les années 1970 et les années 1980, des familles comme la sienne ont vécu, se sont aimées, parfois déchirées, et consumées. Les mères ont couvé et adoré leurs enfants. Les pères ont placé en eux une ambition démesurée. Avec succès, parfois. En vain, souvent. « Nous avons fait du mieux possible, constate James Gray, au sujet de sa famille. Mais ça ne suffit pas toujours. »
Tout, dans ces rues tristes, lui rappelle son enfance. Sa famille de classe moyenne, son père, qui vendait des pièces détachées pour le métro new-yorkais. « Il a voulu devenir un homme riche et n’y est jamais parvenu. » Il évoque sa mère aimante, morte d’une tumeur au cerveau. Il se souvient de son agonie, au début des années 1990.
Dans Little Odessa (1994), son premier film, le personnage de la mère mourait devant la caméra. Impossible d’oublier les hurlements de Vanessa Redgrave dans ce film sensationnel. Difficile de croire que ces mêmes cris ne résonnent pas encore dans la tête de James Gray. Flushing le ramène à ces hurlements. Ici, il a connu les drames, et aussi l’ennui, le sentiment d’être loin de tout, l’envie de déguerpir, d’aller là où l’action se déroule.
L’horizon, c’était Manhattan. Dans plusieurs de ses films, Little Odessa ou Two Lovers (2008), partir à Manhattan signifie fouler le territoire des nantis, en sachant que le métro vous ramènera invariablement dans le Queens ou à Brooklyn. Dans Armageddon Time, c’est lors d’une visite au musée Guggenheim, devant la mystérieuse beauté des toiles de Kandinsky, que le jeune homme comprend qu’entre lui et le quartier cossu de la ville il existe une frontière invisible qu’il ne pourra jamais franchir.
Goût du silence et de l’obscurité
James Gray ne vit pas à Los Angeles, il y est en exil : pour lui, cette vie californienne est temporaire. C’est en tout cas de cette manière qu’il présente les choses lorsque vous franchissez le pas de sa maison, dans le quartier de Central, où il habite avec sa femme, la productrice Alexandra Dickson et ses trois enfants.
Ce coin de Los Angeles porte mal son nom. Il n’y a rien de « central » ici, dans une ville ne comportant pas à proprement parler de centre de gravité. Mais, à quelques encablures d’un des plus grands marchés de la ville – la seule raison de rouler jusqu’ici si l’on n’y réside pas –, ce quartier résidentiel, comparable à une banlieue aisée, mais en pleine zone urbaine, où sont alignées à perte de vue de plaisantes maisons individuelles, apparaît à la fois impersonnel et agréable. Ici, personne n’apostrophera jamais « Jimmy ».
James Gray, à Los Angeles, en juillet 2022.
James Gray, à Los Angeles, en juillet 2022. MILAN ZNRIC POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Alors que vous vous apprêtez à frapper à la porte, James Gray, à l’affût, vous aperçoit de son salon. Il se lève sans vous laisser le temps d’appuyer sur la sonnette. Il est installé dans la pénombre. La Californie et son soleil permanent n’ont pas eu raison de son goût du silence et de l’obscurité. Parfois, quand il rentre le soir, il éteint les lumières et reste dans le noir. Mais il vous invite à vous installer dans le jardin, où il se sent si bien.
« Je suis venu m’installer à Los Angeles au début des années 2010 pour échapper à Harvey Weinstein » James Gray
Il sert de l’eau minérale italienne, avec des fines bulles, comme s’il s’agissait d’un bon vin. « Vous savez, chez moi je stocke toutes les eaux minérales de la terre, en quantité illimitée », garantit le cinéaste avec un sens de l’humour inséparable de son tempérament mélancolique. Au bout d’un verre, un deuxième, un troisième, enfin, alors que l’eau minérale délie les esprits, le quinqua lâche : « Je suis vieux. » Puis, rassuré par le visage de son interlocuteur, il ne peut s’empêcher de lancer : « Mais vous êtes aussi âgé que moi ! »
« Je suis venu m’installer à Los Angeles au début des années 2010 pour échapper à Harvey Weinstein », explique-t-il, avec ce sens de la dramatisation qui le caractérise, et qui a tant bénéficié aux scénarios de ses films. A l’époque, les viols et agressions sexuelles qui ont valu à l’ex-producteur une peine de vingt-trois ans de prison ne sont pas encore connus du monde entier. Il est alors ce nabab du cinéma qui règne en monarque absolu à New York et a coutume de couper les films quand ils lui déplaisent. James Gray en a fait l’amère expérience une décennie plus tôt.
Un dilemme impossible
Son deuxième long-métrage, The Yards (2000), l’histoire d’une famille impliquée dans un trafic de pièces détachées pour le métro new-yorkais, sur fond de corruption destructrice, s’était vu imposer par Harvey Weinstein, qui le détestait, une fin plus positive. Sans le Festival de Cannes, qui l’a présenté en sélection officielle, les bobines auraient peut-être fini par moisir sur une armoire. « Harvey Weinstein a fait en sorte que je n’aie plus de travail », affirme James Gray, qui a mis sept ans avant de pouvoir réaliser son troisième film, La nuit nous appartient (2007), dans ce qui ressemble à un long purgatoire.
Le réalisateur espérait ne plus jamais avoir affaire à l’influent producteur. Mais c’est à ce moment qu’Harvey Weinstein achète les droits de distribution de son film The Immigrant (2013), avec Marion Cotillard dans le rôle d’une Polonaise qui débarque à New York dans les années 1920. Le projet tient particulièrement à cœur au réalisateur, dont les grands-parents paternels étaient arrivés de Russie à Ellis Island en 1923.
Guère convaincu par le résultat final et d’autant plus furieux qu’il soutient Marion Cotillard dans sa carrière américaine, Harvey Weinstein place James Gray devant un dilemme impossible : soit le cinéaste accepte de se voir imposer un happy end, et son film bénéficiera d’une sortie en toute majesté ; soit il refuse, et le film sera distribué dans des conditions déplorables. James Gray choisit la seconde option et déménage à Los Angeles.
Avant de se lancer dans Armageddon Time, le cinéaste a connu d’autres déboires, sur Ad Astra (2019). Dans ce film, un astronaute, incarné par Brad Pitt, accepte la mission de voyager aux confins de l’univers connu, vers Mars et Neptune, pour retrouver son père, qu’il croyait mort. Ad Astra n’est en réalité pas tout à fait le film de James Gray. Le dénouement, entre autres, en a été entièrement modifié. Le réalisateur n’a pas eu d’autre choix que de se plier aux exigences de ses producteurs à la Fox (ce qu’il ne précise pas, certainement pour des raisons contractuelles). « Je me suis dit : “La prochaine fois, tant qu’à signer une connerie dont je ne suis pas responsable, autant mettre mon nom sur une merde qui me ressemble et raconter mon enfance.” »
Ni joyeux, ni innocent
Alors, plus que jamais, il a eu besoin de Flushing. Il savait que son quartier n’avait rien d’une source d’inspiration joyeuse. L’humour, l’énergie de la scène de mariage du Parrain font dire à James Gray que Francis Ford Coppola a certainement connu dans son enfance quelque chose de sublime. De même quand il regarde la séquence de la kermesse de La Poursuite infernale de John Ford, soit un des moments de cinéma qui décrit le mieux l’enfance, le réalisateur d’Armageddon Time constate avec tristesse que lui ne pourra jamais montrer une telle vitalité, tant de chaleur et de joie. Car le monde de ses premières années n’a pas été ludique, ni joyeux, ni innocent.
En retournant à Flushing, James Gray s’est arrimé au concret, lui qui, dans son garage de Los Angeles, entrepose méticuleusement ses souvenirs dans des boîtes en plastique : porte-clés, affiches, papiers… Il a tenu à tourner devant l’école publique P.S. 173 Fresh Meadows, où il a été élève et d’où il s’était fait renvoyer pour avoir fumé un joint avec un camarade. C’était avec l’un de ses deux meilleurs amis, deux garçons noirs. Le trio est devenu, pour les besoins du scénario, un duo. Une amitié qui sert de fil rouge au film.
Dans « Armageddon Time » (2022), James Gray a mis en scène les acteurs Jeremy Strong et Anne Hathaway avec ses parents en tête.
Dans « Armageddon Time » (2022), James Gray a mis en scène les acteurs Jeremy Strong et Anne Hathaway avec ses parents en tête. COURTESY OF FOCUS FEATURES
James Gray n’a jamais oublié ces deux gamins. Scott Crocker était un enfant drôle, intelligent, passionné par la conquête spatiale, dont les difficultés d’apprentissage lui ont valu d’être mis de côté par le système : le film en offre un portrait fidèle. Le réalisateur n’a pas réussi à savoir ce qu’il est devenu, le garçon s’est comme volatilisé. L’autre gamin, Stephen Epperson, est mort lors d’un deal de drogue qui a mal tourné, en 1984, à Jamaica, dans le Queens.
« Je suis né dans un hôpital construit par Fred Trump. Quand on a grandi dans le Queens, la famille Trump est incontournable » James Gray
James Gray n’a pas obtenu les autorisations pour filmer à Kew-Forest, l’établissement privé et plus bourgeois où l’avaient inscrit ses parents après son renvoi du public. Ce lycée compte parmi ses anciens élèves l’ancien président des Etats-Unis Donald Trump, exfiltré de l’établissement après avoir, à l’âge de 13 ans, giflé son professeur de musique. Son père, Fred Trump, était l’un des promoteurs immobiliers les plus importants du Queens dans les années 1970 et 1980.
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« Fred Trump a construit tout le borough », souligne Jordan Mintzer, correspondant du Hollywood Reporter à Paris et auteur de Conversations avec James Gray (éditions Synecdoche, 2012), l’ouvrage de référence sur le cinéaste. Le journaliste est lui aussi originaire du Queens : « J’habitais à Forest Hills, juste à côté de Flushing. Je suis né dans un hôpital construit par Fred Trump. Quand on a grandi dans le Queens, la famille Trump est incontournable. »
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Fred Trump faisait aussi partie du conseil d’administration de Kew-Forest et c’est ainsi que le jeune James Gray a eu affaire à lui à peine arrivé dans ce nouvel établissement. Il se souvient encore de la conversation. « Qui êtes-vous ? – James Gray, – Qui sont vos parents ? – Irwin et Esther Gray. – Tu es élève dans cette école ? – Oui. » Le cinéaste ajoute : « Il m’a demandé quel genre de nom était Gray. Mon visage l’avait frappé, la couleur rousse de mes cheveux surtout. A ses yeux, je n’étais pas le gamin ordinaire, il avait compris que je venais d’ailleurs. » D’une famille populaire, et d’une famille juive. Dans le film, le petit garçon ajoute : « Graff, mais c’était Greizerstein avant. » Greizerstein est le nom du père de James Gray avant qu’il ne soit américanisé. Le réalisateur le revendique ici pour la première fois à l’écran.
« Je ne me suis pas rendu compte au départ que l’on filmait une histoire de fantômes, jusqu’à ce que James me dise : “Il n’y a plus rien. Ils sont tous morts” » Darius Khondji, chef opérateur sur « Armageddon Time »
Le cinéaste souhaitait tourner dans la maison de ses parents, mais les actuels résidents ont refusé. Il en a donc trouvé une autre, à 200 mètres. Le réalisateur l’a conçue à l’image de celle où il a habité, avec les mêmes chandeliers dans la salle à manger, des assiettes identiques. « James a quasiment composé le décor en plaçant des objets qu’il avait lui-même soigneusement choisis, se souvient le chef opérateur Darius Khondji, qui avait déjà travaillé sur The Immigrant et The Lost City of Z. Je ne me suis pas rendu compte au départ que l’on filmait une histoire de fantômes, jusqu’à ce que James me dise : “Il n’y a plus rien. Ils sont tous morts.” » Tout le quartier a d’ailleurs changé. Flushing abrite aujourd’hui l’une des plus grandes communautés chinoises des Etats-Unis. Les rues sont remplies de boutiques et restaurants aux vitrines couvertes d’idéogrammes.
James Gray, à Los Angeles, en juillet 2022.
James Gray, à Los Angeles, en juillet 2022. MILAN ZNRIC POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Le réalisateur évoque ce père, à l’ombre duquel s’abrite son cinéma, tous ses films mettant en scène la complexité d’une relation entre un fils et son géniteur. « Mon père était quelqu’un de distant. Il ne communiquait jamais avec moi. Je ne sais pas s’il se préoccupait de moi ou de mon frère. Contrairement à ma mère, qui m’a dit un jour : “Tu es tout pour moi, toi et ton frère vous êtes toute ma vie.” Il pouvait se passer des mois sans qu’on s’adresse la parole. Je déteste dire ça, ça me fait très mal. J’ai pourtant si souvent essayé. »
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Peu avant la sortie de The Lost City of Z, le réalisateur, anxieux, avait appelé son père pour lui demander comment il allait, lui faire part de sa nervosité au moment où les spectateurs allaient découvrir son film. « Il a attaqué bille en tête : “J’ai trouvé ça très emmerdant, c’est très mauvais, tu ne m’as pas demandé mon avis, mais je te le donne.” » Il se souvient lui avoir répondu : « J’ai besoin d’un père, ici, pas d’un critique de cinéma. »
L’histoire familiale, à un détail près
Pour Armageddon Time, James Gray n’a pas voulu envoyer le scénario à son père, ce que ce dernier lui a reproché. Puis le Covid l’a emporté. Mais James Gray pense qu’il n’est pas plus mal que son père n’ait pas été confronté à ce film. Anthony Hopkins y incarne le grand-père maternel du héros. Quand son personnage raconte à son petit-fils comment sa famille a échappé aux pogroms à Minsk et à Kiev, puis a pris le bateau pour Liverpool, Southampton, Londres et, enfin, Ellis Island, c’est l’histoire familiale, à un détail près : la famille était passée par la Turquie et le Danemark avant la Grande-Bretagne.
« Vouloir devenir un artiste est un choix étrange, auquel mes parents étaient résolument opposés » James Gray
James Gray tend son téléphone avec une photo de lui en compagnie de son grand-père. Le garçon a quelques années, les cheveux d’un roux encore plus prononcé qu’aujourd’hui, et son sourire traduit un intense bonheur. Le vieil homme est tiré à quatre épingles, il porte le même chapeau élégant qu’Anthony Hopkins dans le film, avec ce bord qui cache une partie de son visage. Quand il repose son téléphone, James Gray ne se donne même pas la peine de le refermer. Son regard reste fixé sur la photo. Il ne veut surtout pas s’en détacher.
Banks Repeta et Anthony Hopkins, dont le personnage est inspiré du grand-père maternel de James Gray, dans « Armageddon Time » (2022).
Banks Repeta et Anthony Hopkins, dont le personnage est inspiré du grand-père maternel de James Gray, dans « Armageddon Time » (2022). COURTESY OF ANNE JOYCE/FOCUS FEATURES
C’est ici, à Flushing, qu’il est devenu cinéaste. La morosité des lieux a conditionné sa vocation. « Je recherchais une vie en dehors des normes. Cela, seul le cinéma pouvait me l’offrir. Vouloir devenir un artiste est un choix étrange, auquel mes parents étaient résolument opposés. Mon psy m’a dit : “Quand on vous ordonne de ne pas vous exprimer, vous le ferez, quel qu’en soit le prix à payer.” »
En terminant l’écriture du scénario d’Armageddon Time, durant le confinement, en 2020, James Gray avait l’ambition de relire A la recherche du temps perdu. Il s’est arrêté à Du côté de chez Swann, le premier volume, ce qui le navre et le frustre. Au terme du roman, il y a cette phrase, qu’il cite mot à mot tant elle trace le chemin emprunté par son film : « Les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années. » Le réalisateur n’avait pas besoin de davantage. Tout Armageddon Time se résume ici. Tous ses films en réalité. Et toute sa personnalité. Le soleil de Los Angeles n’a pas réussi à faire fuir les fantômes.