En 2005, Billy Lynn, un jeune Texan de 19 ans, fait partie d'un régiment d'infanterie en Irak victime d'une violente attaque. Ayant survécu à l'altercation, il est érigé en héros, ainsi que plusieurs de ses camarades. Et c'est avec ce statut qu'ils sont rapatriés aux Etats-Unis par l'administration Bush, qui désire les voir parader au pays... avant de retourner au front. Je suis vraiment allé le voir en étant dubitatif. Entre une réception critique US plus que mitigée et un délire des critiques français (dont j'ai tendance à me méfier) je ne savais plus très bien si j'allais perdre deux heures ou pas.
Je dois dire que je suis sorti relativement séduit par ce film dont la principal qualité est l'espèce d'étrangeté organique qui le traverse. Pour faire court, tout sonne faux ou presque dans le film, des dialogues entre soldats semblant parfois sortis d'une fabrique automatique, aux situations, en passant par les personnages (dont cette grotesque cheerleader purement métaphorique) il y a quelque chose qui semble gangréner le film de l'intérieur, comme un grain de sable venant enrayer la machine cinéma. J'ai eu un peu le même sentiment que devant certaines scènes d'
American Sniper comme lors de ce moment où le sniper jouait avec une arme à feu dans la cuisine. Une espèce de malaise diffus devant un truc sans cesse un peu à côté. A l'image aussi de la mise en scène avec ces cadrages face caméra lors des dialogues qui viennent soudain un peu déstabiliser le champ/contrechamp traditionnel.
Peu à peu se fait jour le projet d'Ang Lee. Dynamiter de l'intérieur l'enrobage du film de guerre pour mieux nous plonger dans la détresse du personnage principal et de son PTSD, qui est là sans l'être, qui vit ces moments comme dans une brume traumatique qui distord la réalité. Cet acteur inconnu au visage androgyne (il y a d'ailleurs tout un truc autour du genre assez étonnant) qui semble porter dans son visage toute la misère du monde, dans ses yeux constamment humide, embrumé d'une tristesse qui ne le quittera plus. Il n'est d'ailleurs qu'un visage ce Billy Lynn, son corps est raide et n'existe que dans son uniforme de militaire. Il est hiératique comme une statue mais son visage ne cesse d'exprimer le désir de s'en extraire. A l'image de ce symbole (peut-être un peu lourd) des cicatrices visibles de sa sœur, là où ces cicatrices à lui restent invisibles.
L'idée aussi de mêler intimement l'expérience militaire et l'expérience du retour est très belle. La guerre ne s'arrête pas aux frontières, il la porte en lui, à l'intérieur. Et le spectacle qui en est donné et qui vient peu à peu se calquer sur les scènes traumatiques de guerre sont une manière de commenter la société du spectacle dans ce qu'elle cherche à rendre spectaculaire l'horreur, dans ce que l'héroïsme présupposé est une négation de l'humain derrière la façade. Il y a (même si de manière presque un peu lourde) toute une intrigue parallèle sur le film que veut faire Hollywood sur les personnages mais en réalité ce film, c'est celui qui est devant les yeux de Billy Lynn, ce spectacle grotesque patriotique et déconnecté. Sans cesse Ang Lee tente d'ouvrir vers ailleurs, que ce soit le discours bouddhique d'un Vin Diesel surprenant, que ce soit ces plans furtifs sur de la viande ou des animaux accrochés au mur. Le film nous parle sans cesse de la vie, qui sourd, qui pulse là où au contraire on ne cesse de vouloir y célébrer la mort (que ce soit dans l'hommage aux soldats ou dans le concept même du film de guerre).
Du coup je rigolais un peu de tous les mecs sur Twitter qui se plaignait que l'on ne pourrait pas voir le film dans les conditions originales (3D 4K 120fps) mais au final je comprends à quel point ça doit intensifier la singularité du film, renforcer sa bizarrerie. Tenter de donner à ressentir ce malaise qui étreint sans cesse Billy Lynn, qu'il soit célébré comme un héros dans son pays ou porteur d'une mitraillette à l'autre bout du monde. Le film a tout les atours d'un cauchemar sans fin où est sacrifiée une jeunesse sans repères. Une espèce de film purement mental. La toute fin, cette dernière scène, qui vient célébrer la fraternité militaire dans une déclaration d'amour bizarre en vase clos (ce décor de limousine) est la conclusion de tout ce processus expérimental de Lee. De tout ce parcours de Billy Lynn. Maintenant que le cauchemar est derrière lui, ou plutôt que le cauchemar a été assimilé en lui, que ce soit la guerre ou la célébration de celle-ci, il ne reste plus qu'un amour pur et sincère pour ses camarades, dans un espace déconnecté du monde.
Il y a des défauts, une photo particulièrement moche, grise et terne, certaines scènes s'éternisent un peu (toute la sous-intrigue du film à la fin un peu reloue même si pleine de sens), ce décalage dont je parlais au dessus parfois ne fonctionne pas toujours (les visions "comiques" de Billy Lynn lors de l'interview, idée assez nulle). Mais au final elles s'effacent rapidement pour laisser place au projet plus global du film.
Un film vraiment passionnant, qui vieillit très bien (je suis sorti à 4/6 mais je serai plutôt à 5 aujourd'hui), auquel je repense sans cesse depuis hier. Un vrai film d'auteur kamikaze au cœur de Hollywood. Sa malédiction, cet échec critique et public, il la porte en lui. Comme Billy Lynn qui ne peut s'épanouir au sein du monde, le film épouse totalement sa déconnexion, son incapacité à "être". Et les mêmes larmes qui perlent aux paupières. Peut-être le film le plus intelligent jamais fait sur le rapport du cinéma à la guerre. Sur sa représentation.
5/6