Allez c'est tipar (avec des photos pour aérer le gros pavé...).
Quelques spoilers.
Bon, je vais essayer de les faire dans l’ordre, en reliant à l’occasion à des choses concernant la filmo dans son ensemble (l’aperçu qu’on a en a eu en tout cas).
The Greatest Wish… ce qui fait qu’on commence par le plus raté à mon goût. On sent encore ici la main du débutant ; Spata hésite maladroitement entre l’étude sociologique frappante, et le portrait plus riche (plus mystérieux, plus cinématographique) de cette génération.
Sur le premier versant, celui du document sociologique pêchu, le film échoue, peinant souvent à obtenir une réponse qui ne soit pas plus pauvre que la relance de l’interviewer : le micro-trottoir (forme déjà assez révélatrice d’une approche du documentaire encore limitée au pitch/concept) se cogne à des visages trop timides ou trop surpris pour être des interlocuteurs satisfaisants. Dans la panique du manque de matériau, le montage son s’attarde un peu misérablement sur la moindre petite réponse marrante… L’anecdotique prend vite le dessus (ou pire, la recherche du sensationnel), et le film ne parvient pas vraiment à faire émerger un mouvement d’ensemble de la collection de réponses décevantes.
Il ressort aussi de ce film une chose qui me gêne assez souvent chez Spata : l’impression qu’il prend trop rapidement pour argent comptant ce qu’on lui montre ou ce qu’on lui dit. Qu’il accepte un peu vite, par exemple, la beauté naïve de l’amour adolescent (du couple qui dit qu’il veut rester ensemble à jamais, des amants au bord de l’eau) sans en interroger une seconde les illusions, la fugacité. Il plonge immédiatement dans l’imagerie qu’on lui offre, ce qui ne sera pas sans poser problème dans ses deux docs de voyage (
St Patrick's Land et
Moutain People). La façon dont la musique suit le pas, dans ces moments, en est la manifestation la plus frappante (le sujet change ? la situation devient trouble ? Hop, musique triste : aiguillage autoritaire, spectateur… On retrouve d’ailleurs la même gêne dans
Respice Finem, où une mémé qui pleure déclenche les violons).
Cela dit, cette gentillesse un peu molle s’accompagne d’une étrange agressivité dans l’interview. Il n’y a aucune pudeur, c’est même assez inquisiteur et intrusif. Cette brutalité alerte va de pair avec un style déjà vitaliste : la forme du doc épouse la courbe vivace de la jeunesse qu’elle admire (sa naïveté optimiste, son énergie), courant à toute vitesse, dégringolant d’un décor à l’autre comme si la Tchécoslovaquie étudiante était un grand dédale kafkaien : impression que ce monde éclaté et trop plein de vie, de promesses, la caméra vorace n’en viendra jamais à bout. C’est peut-être la relative réussite du film : sans réellement parvenir à dessiner un portrait de sa génération, il en retranscrit au moins l’impatience.
Moment of JoyPeu de choses à dire sur celui-là, tant il me semble parfait. C’est du concentré de Spata : du vitalisme pur. Ce petit doc mène à incandescence ce qui est, je trouve, l’un de ses plus grands talents : la capacité à utiliser les situations les plus triviales pour, indirectement, évoquer mille choses. Dans
Greatest Wish, ce serait par exemple le miroir où se contemplent les jeunes interviewés en off, ou encore la séance "slam" (même besoin d'autoportrait et même besoin de parler au monde : on glisse de la confidence en voix-off à ce monologue au bar, c’est la reconfiguration d’un même geste vers le spectateur – le spectateur du film, comme celui qu'on filme entrain de regarder : idée simple et évidente).
A l’image,
Moment of Joy n’est que tension : des humains qui se jettent dans le vide, se tiennent par-dessus l’abysse, s’agrippent à la roche, pénètrent dans de sombres grottes, se regroupent autour du feu quand la nuit tombe, se retrouvent coincés dans des situations périlleuses, montent les uns sur les autres en se marchant sur la gueule… Et pourtant Spata filme ça comme une expérience de la félicité : le corps qui méprise le danger, joyeux et rieur, qui s’entraide, qui monte et monte et monte… La musique, plutôt que d’épouser la métaphore religieuse de l’ascension (que le film explicite néanmoins tout seul sur sa fin, c’est un peu dommage ), se déroule sur le ton de la ballade insouciante, dédramatisée, petit bonhomme qui sous son air anodin va gravir une montagne.
C’est court, simple et évident comme les meilleurs fables et paraboles, et il n’y a rien de plus parlant, pour un film qui fait l’éloge de la vie, de l’appétit de vivre, que ces corps qui se lancent joyeusement dans le vide. Une des grosses découvertes de l’année pour moi.
Respice FinemJe vois la question de Castorp (« où ça veut en venir ? »), et je me rends compte que je ne saurais pas vraiment répondre. C’est la première incursion de la voix-off chez Spata, ce qui n’est pas une très bonne nouvelle: trop lyrique, didactique, uniquement laudative, elle évoque désagréablement le documentaire de propagande (quand bien même il n’y a rien dans le texte qui aille en ce sens). Il est difficile de savoir ce qu’on nous raconte parce que le texte, lui, nous sous-titre les images d’une manière qui semble définitivement en cloisonne le sens (ces vieux sont abandonnés, c’est triste, point) – problème qui se posera d’autant plus dans la voix-off des deux films suivants.
Sans savoir ce que ça raconte, on peut néanmoins repérer une manière à l’œuvre ici. On a vu tellement de docs sur les vieux se caler sur la lenteur mortifère de leur sujet que l’énergie de celui-ci interroge. Spata aborde moins le village comme un lieu topographié, que comme un territoire abstrait, la terre de la vieillesse (dont chaque membre est isolé des autres qu’il ne voit jamais, comme dans un film de survie), dont la caméra explore et fouine les décors à la recherche de signes – de quoi, on ne le saisit pas totalement. C’est étrange de voir ces corps lutter pour tenir debout, et en même temps être montrés comme des machines de travail (qui crient leur épuisement devant la caméra tout en cuisinant 36 pains), dont la seule envie est de crever. Cette rage, cette faim de mort, donne un film alerte et paradoxalement très vivant (devant le tombeau, les oiseaux hurlent), où ce qu’il reste de vie n’a pas la forme d’une fin d’existence endormie, mais d’une survie fébrile, douloureuse sous la peau tordue de rides.
S’il fallait trouver une cohérence à cela, elle serait de l’ordre du religieux, en somme : ce que dessine Spata ici, c’est une martyrologie. C’est peut-être là que le film bloque un peu, dans la façon dont il ne parvient pas à gérer la confrontation inévitable de son sujet avec la religion (d'où peut-être l'impression d'un manque de direction claire), religion qui est justement le souci du film suivant.
Saint Patrick’s LandLa religion, donc… C’est à la fois le sel et la limite de toute cette filmo, j’ai l’impression. Il y a indéniablement chez Spata une emphase mystique, quelque soit le sujet : on sent bien que la forme de ses documentaires est une esthétique de la contre-réforme, qu’elle a intrinsèquement cette dimension chantante et béate qui approche le monde avec lyrisme, comme si tout y était un miracle retrouvé.
Et c’est en fait peut-être pour cela que, lorsqu’il se confronte directement à la religion, son cinéma se retrouve immédiatement comme neutralisé. C’est le cas dans
Respice Finem (excepté la scène au lit et son étrangeté macabre), c’est ici le cas pour tout ce qui touche au clergé – et c’est problématique, tant la terre irlandaise semble ici conçue comme un prolongement, une extension de ses couvents. Spata se cogne complètement contre les images de bonnes sœurs, au point que son film prenne des airs là encore propagandistes – ces films qui sont aveugles à l’évidence. Un regard qui ne voit plus, par exemple, l’infinie tristesse qu’il y a dans l’image de ces femmes qui dansent sagement entre elles, ou ce qu’il y a de terrifiant dans ce groupe de sœurs et de curés entretenant leur emprise sur l’île à l’aide des dernières technologies… Son cinéma s’en retrouve comme paralysé, alors qu’il pourrait explorer sa ligne spirituelle sans se compromettre : lorsqu’il remarque que « plus les preuves de Dieu sont absentes, plus les gent d’ici y croient », le film est tout aussi chrétien, et pourtant déjà tellement plus riche que dans l’éloge plat…
Une autre chose très visible dans ce film (mais j’aurai pu prendre n’importe quel autre), c’est combien Spata déteste faire durer ses scènes. Là encore, c’est à double tranchant. On est pas tant dans une logique de zapping, que dans une volonté de quitter la scène dès qu’on a saisi le moment, l’expression, ou le geste qui intéresse : comme si, en restant plus longtemps, on en parasiterait la pureté. Je pense par exemple au passage de la gamine avec les chiens, qui aurait fait une scène en soi dans n’importe quel autre doc, et qui ici est à peine une fulgurance, comme une simple note dans un accord plus général qui serait celui du film entier. Mais ce croisement de "moments", ce tissage de passages hétéroclites et contradictoires, est souvent à la limite de l’inventaire un peu sec, ici.
Néanmoins, globalement, il y a un vrai point de vue sur ce pays, une mythologie convaincue dans l’œil de celui qu'il filme, un fantasme à y investir, et surtout, surtout, l’envolée finale sur Yeats, sur les sentiers de la montagne, qui est extraordinaire : rien qu’avec cette séquence (et la façon dont elle retombe), le film inégal tutoie les sommets, je vous l'aurais pas vendu comme ça sans elle.
Mountain peoplePar rapport au film de Spata que j’avais vu (un film des années 90), j’ai dans cette compilation ressenti un manque qui est peut-être aussi une carence de jeune réalisateur qui n’ose pas encore réellement se mettre en danger : le fait que le présent manque à l’appel. Ces moments d’intimité presque volés, quelque chose qui passe soudain sur un visage, un sentiment capturé dans toute son intensité, une situation qui ne peut arriver que cette fois-là, à ce moment-là, et pas n’importe quel jour… Bref, ces morceaux de vie brute que je pensais être le centre de sa mise en scène, et qui dans ces cinq films sont relativement absents. Ce qui se traduit entre autres, dans celui-ci, par la frustration de ne pas voir émerger de véritable grande scène (prenons l’exemple de la fille qui brave les traditions sur la corde, le père ambigu qui tend les bras en dessous : là il faudrait s’arrêter, stopper la course coulante du montage et de la voix-off, faire autre chose qu’effleurer et dire la situation).
Et bien, ces moments de vie brute, je pense qu’ici Spata commence à en ressentir l’absence, car le film comble ce manque (le manque d’une véritable rencontre, d’une véritable confrontation) par une obsession des visages. Ce cinquième court est une orgie de visages, observés droit dans les yeux avec insistance, sans autre fioriture ni justification, pour eux-mêmes, comme s’il y avait une vérité à y décoder : ils envahissent tout le film.
On sent bien combien la recherche effrénée du beau qui parcourt la filmo (beauté visuelle, mais aussi beauté/bonté qu’on prête à toute personne que la caméra croise, sans conditions), et toute l’approche chrétienne qu’on peut y raccrocher, atteint ici ses limites. Par exemple, l’image du tout petit gamin qui danse, et derrière lui de son père qui fait la même chose : un plan typiquement Spata, qui en un quart de seconde raconte énormément de choses. Mais comme pour le couple de
Greatest Wish, la caméra, d’une confiance béate, accepte la situation telle qu’on lui la présente, se ravit du collage enfant/adulte et du rapport de filiation qu’elle dessine, de sa trivialité et de son pittoresque – sans acter un seul instant de ce que l’image interroge d’elle-même du carcan des traditions, des automatismes, de l’autarcie.
Bref, je trouve le film relativement raté, atteignant en tout cas une limite du cinéma de Spata. Il arrive visiblement avec une imagerie bien en tête, avec un sujet et un propos en tête, et du coup sa caméra ne rencontre que ce qu’elle est venue chercher : de l’imagerie, de l’exotisme. Le fait que la caméra s'arrête souvent sans inspiration sur le spectacle d'une danse ou d'une musique, c'est à dire sur ce qu'on a préparé pour sa venue de la caméra, en est le signe le plus flagrant. Comme dit Castorp, tout le propos modernité/tradition est dans la voix-off, et se loge rarement dans la mise en scène, dans l'expérience du film même.
Le constat peut sembler assez négatif, mais globalement, ce que je retiens de ces courts, c’est un cinéma direct à mille lieues des questionnements éthiques constipés qu’il a pu engendrer en France… Est-ce que ça tient aux cinémas de l’est en général (à une culture), je ne sais pas, mais il y a dans ces films plus instinctifs un élan, un aspect chantant (dans la forme, dans le ton : c’est une symbiose, ce qui est aussi un aspect important), qui me contente au plus haut point. On a un cinéaste qui parfois ne filme quelque chose que parce qu’il trouve ça beau, sans le triturer de questions, et cette simplicité dans l'approche est désarmante.
Alors certes, ça chante aussi comme chante un ménestrel, et la recherche de beauté, de pureté, l’idéalisme des films, semblent parfois ne pouvoir se faire qu'en ramenant problèmes de la réalité filmée sous le tapis. Mais c’est un sentier de cinéma documentaire que je trouve plus fécond (et, accessoirement, bien plus accessible) que le chemin statique et cérébral qu’il a pu prendre en France.