Dans leur confortable appartement de Tel Aviv, Michael et Daphna Feldmann reçoivent la visite d'une équipe de l'armée. On leur annonce la mort en service de leur fils Jonathan, qui gardait avec d'autres un checkpoint dans la "Seam zone", un No Man's Land au nord d'Israël.
Les militaires sont censés faciliter le deuil des parents mais se comportent de manière particulièrement rude et invasive, mettant Daphna en narcose, et briefant en permanence Michael avec un discours qui mêle psychanalyse et éléments de langage dignes d'un livret de propagande militaire, au point de l'irriter et de susciter son mutisme...
Très bon film, mais qui commence assez mal, avec une mise en scène qui peut rappeler Asghar Farhadi (même type d'appartement-cerveau), avec des effets de styles encore plus appuyés et mécaniques , versant dans la surécriture très signifiante.
On y trouve de systématiques panotages à 90° de la caméra autour des visages, des plongées zénitaux dans les toilettes , le décor psychédélique de l'appartement est sursignifiant (ainsi le carrelage à la Escher qui brouille le repères spaciaux sera immédiatement souligné par un 360°), ainsi qu'un chien aux gémissements post-synchronisés dont les yeux semblent dire :"T'es sûr que tu veux placer la caméra comme ça ?" ou "je n'ai pas besoin que l'on me montre une saucisse pour regarder dans cette direction !". Le soundscape, dans lequel le moindre roulement de tiroir déclenche un bruit comparable à une bombe, anticipe de manière maladroite et trop évidente le twist du film. Moaz semble ne pas faire confiance à ses acteurs (pourtant très bons) et à la situation qu'il a créé, on a parfois l'impression de tenir une pièce de théâtre gonflée au cinéma, mettant en abyme plusieurs huis-clos les uns dans les autres.
Le film donne alors l'impression d'être en permanence dans l'exposition des personnages.
Mais ce sont des faiblesses finalement assez courantes dans le cinéma actuel, même dans des films ambitieux et éloignés de cet univers, comme "Grave" ou "La mécanique de l'ombre", avec lesquels il partagent une même lumière bleu-gris désaturée, et une même fascination pour une architecture moderne impossible à dater, entre Bauhaus et brutalisme.
Mais au fur à mesure que le film avance, ce qui apparaîssait d'abord comme des maladresses involontaires et de l'artifice se révèle être un pari conscient et assumé, qui, poussé au bout, va gagner en légitimité et finir par créer quelque chose qui tient bon, et n'est pas sans force politique.
Je ne veux pas révéler le twist du film, mais disons qu'il consiste en trois segments relativement autonomes dans trois genres différents, bien codés, mais articulés de façon lâche et butant chacun sur un point aveugle. Le dispositif du film est très influencé par le cinéma iranien, notamment
Copie Conforme de Kiarostami.
Chacun de ces fragments semble concerner trois générations différentes d'Israéliens, ou, plus exactement, de la gauche israéliennes. Le début est une fiction de gauche mettant en scène la mise en cause l'idéologie d'état par un homme seul, qui a paranoïaquement raison (ce segment articule la mémoire des grands-parents de la génération de la Shoah et son raccord problématique avec Israël comme pays dont l'armée et la capacité à se défendre sont les garants symboliques de l'intégrité démocratique à l'intérieur et de la reconnaissance internationale au dehors). Le second segment est un film à sketch tragi-comique de
slackers de 20 ans désoeuvrés et perdus dans le service militaire et une drôle de guerre, où le désir pour l'autre, la jeunesse palestinienne, est à tout la fois présent, et interdit, qui traite de la situation des enfants (la plus forte partie du film, étonnament raccordée à l'esthétique de l'illustration manga, mais sans mièverie).
La troisième partie est un drame érotique du couple, où un homme qui se pense politiquement fort et lucide s'aperçoit de son impuissance et de son traditionnalisme quand sa femme , très belle et juste Sarah Adler, lui objecte qu'avec lui les rôles d'épouse et de mère n'arrivent pas à être distingués, qui rappelle Marco Bellochio (c'est la seule partie du film cadrée sur des corps et des visages qui se déplacent).
L'idée très belle du film est d'avoir placé le segment sur les fils, au combat et plongé dans l'hystérie du contrôle des frontières, dans une position problématique et douloureuse, entre les segments consacrés à la génération des grands-parents et parents, qui quant à eux se déroulent dans les mêmes lieux mais ne communiquent pas directement.
Ces segments sont articulés de manière assez lâche,
séparés, mais contiennent la même colère, la même indignation impuissante et sourde, dont le film montre la diffusion, l'absence d'écho puis le retour silencieux (elle est ce dont les parents veulent se désaisir, et qui leur revient avec la mort du fils, qui est aussi la mort d'une gauche à la fois pacifiste et apte aux leaderhip politique).
C'est un film volontairement frustrant sur l'impuissance politique, le fait que rien n'embraye apparemment après la critique du racisme, que l'on peut considérée pourtant comme terminée et objective. Et cela pas à cause d'un mystère ontologique inévitable, mais d'une culpabilité collective, peut-être pas assez dite dans l'espace public et trop dite dans la sphère privée.
Le film raconte une colère politique neuve qui n'arrive qu'à s'exprimer que dans des formes anciennes, et est dès lors comprise avant d'être reconnue. Situation qu'illustre la mère déportée et acariâtre de Michael, qui lui parle allemand quand il s'adresse pourtant à elle en hébreu, mais qui lui confère étrangement un prénom plus hébraïque que le sien : Avigor. Comme pour montrer que l'histoire des parents, qui ont vécu la Shoah, est celle où l'affect et l'identité se compensent exactement et de façon pleinement consciente. Il s'agît d'un maniérisme érigé en système moral et politique, où tout est pareillement intentionnel : le discours patriotico-médical des militaires du début, la colère poltiique humaine du père, qui ne croit pas en l'armée, qu'il afaite aussi, les malaises érotiques comiques et morbides du fils, où la pornographie est une forme de religion échangée au sein de la douleur de la Shoah. Un régime de sens porté par le discours et le décor à l'arrière-plan plutôt que les situations, dans lequel le cinéma n'arrive pas à injecter de l'image, il ne peut que le rompre plutôt que l'incarner, nourissant ainsi un rapport au politique qui se formule en terme de rapport à un objet, où désir et frustration s'accroissent en même temps. Le film est en cela honnête sur l'époque.
Le passage central sur le check-point est particulièrement marquant, le film ne cherche pas à restituer la guerre de façon documentaire, mais crée une situation à la fois comique et ironique, à la Desert de Tartares (mais où les Palestiniens sont figurés), pour en faire comprendre l'injustice. Cela fonctionne plutôt bien. Ce qui est assez émouvant c'est que le dispositif de la fable, malgré ses limites, est très proche de celui des meilleurs films d'Elia Suleiman qui pointe l'autre côté de la situation, et permet de faire circuler et transmettre un malaise qu'il faut comprendre pour dessiner une sortie par le haut du conflit et aller à la rencontre de l'autre.