Synopsis : Emma O'BovaryConseillé depuis longtemps par un ami qui l'a en film de chevet,
La Fille de Ryan combine deux de mes péchés mignons : l'épopée de personnages déplaisants dans un environnement hostile et le film de vieux routier du classique pris dans la tourmente du Nouvel Hollywood. Parmi ces derniers, on peut citer
L'Inspecteur Harry de Siegel,
Framed de Karlson,
Rio Lobo de Hawks ou bien
Frenzy d'Hitch avec qui il partage Barry Foster, qui joue ici un révolutionnaire irlandais. En effet, David Lean et son scénariste Robert Bolt transposent l'intrigue de
Madame Bovary en Irlande, durant la Première Guerre mondiale.
La Fille en question s’amourache d'abord de son ancien instit' joué par Robert Mitchum, puis, celui-ci n'étant pas vraiment performant, jette son dévolu sur un soldat britannique traumatisé par les horreurs du front. Comme lui reproche le curé du village, elle cherche un peu les emmerdes, et celles-ci ne manqueront pas de la trouver au cours de 3h15 de paysages MO-NU-MEN-TAUX symbolisant les passions de la bougresse qui se fane, enterrée dans un village qui semble s'enfoncer progressivement dans la boue.
Le (très) long-métrage est absolument conchié à l'époque, notamment par les vautours de la critique new-yorkaise, et on comprend pourquoi tant Lean ne prend absolument pas fait et cause pour la jeunesse post-soixante-huitarde avec sa horde de villageois consanguins aussi hypocrites qu'en rut. La scène où ils viennent sur des côtes noyées sous la tempête, récupérer les armes fournies par les Allemands, a beau être soulignée par la musique aussi triomphale que pompière de Maurice Jarre, on n'y voit qu'une masse bêlante et trempée jusqu'aux os d'où est absente la moindre trace de glamour héroïque. idem, quand le révolutionnaire cherche à s'enfuir des soldats britanniques en se jetant littéralement dans cette foule, s'en servant comme bouclier humain après avoir joué le faux-cul en demandant aux Anglais de ne pas tirer les premiers.
Le film repose d'ailleurs sur la distinction entre ce qu'on dit et ce qu'on fait. Pour révéler les secrets inavoués, Lean utilise l'idiot du village joué avec une frénésie proche du muet par John Mills. Par ses pantomimes, les villageois apprennent l'adultère de Mrs Shaughnessy. Mais Lean se sert aussi de sons en décalé, comme les pas de l'instituteur qu'entend Rose Ryan alors qu'il entre dans son école/foyer tandis qu’elle l’attend dans la salle de classe. À peine rentré dans ses quartiers, le prof met en route du Beethoven, bien que le compositeur soit interdit en temps de guerre. Tout
La Fille de Ryan se déroule ainsi, à base de contrepoints et de duel : le conflit de territorialité de l'Irlande bien sûr, mais aussi et surtout l'homme contre lui-même (les rêveries de tromperies de l'instit, les souvenirs du guerre du soldat), l'individu contre la foule avec cette longue rue principale digne d'un western (et construite de toutes pièces pour le film : incroyables, tant les maisonnées usées sont crédibles) et bien évidemment, l'homme contre la nature avec une spectaculaire scène de tempête rivalisant avec les vagues de napalm en ouverture d'
Apocalypse Now.
Outre les nombreuses engueulades avec son scénariste, Lean a dû d'ailleurs se farcir les contraintes de la météo, pas vraiment en phase avec son délire, mais aussi l'évolution des mentalités et de styles. On le voit ainsi dans des interviews d'époque se plaindre de ne plus rien comprendre au ciné "d'aujourd'hui" : "plus personne ne semble s'intéresser à ce que la photo soit bonne ou que le son soit bon". Ah, David, si tu savais...
La Fille de Ryan joue aussi de cette dichotomie entre l'intrigue rachitique et l'immensité du décor, la désolation du village et le foisonnement de la nature, le physique de jeune premier du soldat et de celui avachi de Mitchum (le plus téméraire des acteurs de son époque avec Lancaster), et en organisant plusieurs duels là encore dignes d'un western : quand le révolutionnaire manque de se faire arrêter ou quand le soldat britannique arrive aux abords du village, soit deux scènes en miroir.
Tout le film s'élabore en un kaléidoscope où chaque scène, chaque protagoniste et chaque élément fait écho à un autre, et où Lean déstabilise constamment le spectateur en opposant son et image, dialogues et actes, pour tenter de filmer ce que le prêtre qualifie de "doute".
Un savoir-faire imposant qui parvient autant à tracer une ligne directe entre un étui à cigarettes à une caisse de dynamite qu'à résumer tout son film avec un simple geste : un fusil surgissant du cadre qui sépare les deux amants.
Et au-delà de son accueil désastreux (ceinture de Lean sur la réalisation jusqu'en 1984),
La Fille de Ryan me semble avoir fait des petits avec
Breaking the Waves et
Les Banshees d'Inisherin.