Smith, un illusionniste noir, embarque sur un paquebot de luxe avec sa femme Daïnah, une jolie métisse qui ne tarde pas à déchaîner les passions. Ça commence dans les approximations d'ambiance et de rythme typiques des début du parlant, et on suit d'abord l'installation du récit prévisible (la jeune femme fatale, les racontars) ou brouillon (le rituel au passage de l"équateur) d'un œil torve. Puis au bout de cinq minutes arrive LA scène du bal, qui est une belle claque. Parce qu'elle est aussi étrange et flippante que le bal d'
Eyes Wide Shut, parce qu'elle réveille en quelques images-clés tout le malaise colonial, mais aussi parce qu'elle est rapide, fuyante, imprévisible dans ses ruptures, et qu'elle donne parfaitement le tempo d'un film bien moins schématique qu'il en avait l'air.
Apparaît alors ce qui fait la vraie personnalité du film : la libre circulation à travers le navire d'antinomismes croisés. Horizontalement (faces à faces) : entre les noirs et les blancs. Verticalement : entre les nantis et les ouvriers. Ni la trame raciale, ni la trame sociale, ne sont un seul instant verbalisées, et on assiste donc à un vrai film "3D", où les deux tensions se recoupent, se croisent et se mêlent allègrement, comme les différentes couleurs d'une palette. Qu'est-ce que ça raconte précisément, cette assemblée bourgeoise et blanche pourrie (ces masques !) qui regarde son fantasme de sorcier noir en action, joué par un personnage qui semble être leur semblable de classe ? Ou ce prolo blanc aux pulsions mal dominées qui se met à fétichiser le mouchoir brodé de la riche métisse ? L'énergie qui permet la circulation libre à travers ce territoire tridimensionnel, c'est le désir. C'est lui le moteur du film, jusqu'à ses recoins comiques (ce couple de vieilles puritaines qui commencent doucement à fantasmer).
"Métisse" est donc bien le mot, jusqu'à la nature-même du film (au carrefour du muet et du parlant, de l'avant-garde et du cinéma classique qui arrive). Et c'est terrible que l'ensemble, malgré ses qualités, semble à ce point inabouti. Déjà 48 minutes c'est court, et le final laisse en bouche un goût d'inachèvement amer, tant Grémillon semblait avoir encore à explorer (ne serait-ce que ce décor !). Ensuite, parce que le film a bien du mal à garder le niveau de sa scène de bal. L'étrangeté se poursuit pourtant sur la demi-heure restante, de manière plus discrète et plus riche parfois, mais souvent entrecoupée de scènes de dialogues et d'échanges beaucoup plus plates où les enjeux peinent soudain à s'incarner, le manque de maîtrise du parlant n'aidant clairement pas. Impression, souvent, d'un charme qu'on déploie et qui se brise toutes les deux minutes. Le plus gros problème reste sans doute cette incapacité à lier les circonvolutions maigres du whodunit au magma thématique et formel du film, cette impuissance à utiliser l'un pour mieux déplier l'autre.
Plein de potentiel, plein de belles choses, c'est assez foireux mais c'est absolument à voir.
Concernant le DVD (Gaumont) : contrairement à ce que prévient le carton d'ouverture, la copie non restaurée n'a rien de méchant, et le transfert est correct. C'est plutôt une bonne surprise, donc.