Si vous voulez connaître le prochain 3/6 d'Art Core...Une immersion dans les coulisses d'une semaine critique de la production du sitcom « I Love Lucy » et au coeur de la relation romantique et professionnelle du couple Lucille Ball et Desi Arnaz, menacés par des accusations personnelles choquantes, une diffamation politique et des tabous culturels. A propos de
Steve Jobs, qui prenait certaines libertés avec les faits, Aaron Sorkin disait qu'il s'agissait d'une
"peinture et non une photographie." Du tome monstre et exhaustif de Walter Isaacson consacré au magnat de la tech, le scénariste tirait un anti-biopic improbable, articulé exclusivement autour de trois présentations de produits, exception faite de quelques furtifs flashbacks. Pour ce nouveau projet sur Lucille Ball, Sorkin, qui s'est vu proposer le projet par une étudiante ayant rédigé un long mémoire sur la pionnière de la sitcom, adopte un parti-pris similaire, manipulant plusieurs événements réels de la vie du couple, que l'actrice formait avec son partenaire à l'écran Desi Arnaz, pour les situer tous dans une seule et même semaine, au rythme de la fabrication d'un épisode de série. Ce faisant, le cinéaste capte une nouvelle fois un instantané reconstitué de toute une vie, dressant un portrait impressionniste de la réalité qui épate par sa densité et le nombre de thèmes abordés, de la politique à la vie de couple en passant par le processus créatif.
Rien n'intéresse Sorkin davantage que de montrer l'envers du décor et plus particulièrement les coulisses du travail, la façon dont chaque membre d'une équipe, qu'il s'agisse des employés de la Maison Blanche ou des créateurs d'une émission télévisée, collabore et/ou frictionne avec les autres jusqu'à ce que les rouages s'imbriquent et que la magie opère. Et la télévision a toujours été au centre de ses préoccupations. Bien que l'auteur vienne du théâtre, le petit écran est son fief. Thomas Schlamme, réalisateur sur les premières séries de Sorkin, avait su dynamiser son écriture bavarde en créant ce que l'on appelle communément aujourd'hui les
"walk and talk", faisant déambuler les personnages dans des couloirs durant leurs discussions, mais quand Sorkin accouche de
The Newsroom, première de ses séries sans Schlamme, il présente la pièce éponyme comme une véritable scène de théâtre où les personnages entrent et sortent et s'adressent l'un à l'autre d'un bout à l'autre du décor. Dans
Being the Ricardos, la théâtralité du décor est encore plus assumée, une grande partie du film se déroulant sur le plateau de tournage, face aux sièges du public. Ceux-ci sont vides quatre des cinq jours qui constituent la temporalité du film figurant paradoxalement l'invitation qui nous est faite d'assister à ce qui se passe derrière les rideaux. Toutefois, c'est une autre transgression qui est la plus parlante, une transgression entre le présent et le futur, la réalité et la fiction, lorsque Lucille s'imagine à plusieurs reprises l'épisode à venir. Sorkin présente cette capacité à prévoir les coups à l'avance comme des coups de génie, de l'inspiration pure, illustrant son implication dans l'écriture et donc la réussite de la série, tout en utilisant ces moments pour caractériser le personnage comme une pinailleuse aux yeux de ses collègues mais également pour créer une mise en abyme entre les détails de l'épisode qui se tourne et les affres de sa vie sentimentale.
Lors de la première séquence, Sorkin garde Lucille Ball et Desi Arnaz quasi-invisibles, ne filmant jamais leurs visages, laissant les performances vocales incarner les personnages, durant une engueulade qui se mue en partie de jambes en l'air. Cette double désacralisation de l'image du couple télé propret qu'a le public de Ball et Arnaz annonce la couleur : vous ne connaissez pas la vraie Lucille Ball. Quelques flashbacks, qui paraissent initialement trop classiques, comme des concessions à un genre qu'il contourne le reste du temps, interviennent sporadiquement pour nous raconter comment Lucille et Desi se sont rencontrés mais ils servent surtout à montrer la véritable personnalité de Ball, plus proche d'un femme fatale à la Rita Hayworth que de la femme au foyer modèle, ainsi que le parcours qui aura mené à la création de la série faisant de la sitcom en elle-même le Rosebud d'une actrice qui rêvait d'un ménage idéal et qui a dû batailler avec ses insécurités de comédienne vieillissante discriminée par les studios ainsi que celles de son mari de culture macho, éclipsé par le succès de sa femme. On fait difficilement plus caricatural qu'un personnage féminin de sitcom et Sorkin entreprend de montrer l'humain derrière le surjeu, le portrait
en couleurs de l'héroïne en N&B. Pas juste drôle mais intelligente, engagée, vulnérable, jalouse, parano, manipulatrice. Complexe. Entière. Touchante. En recolorant ce qui pouvait passer pour un caprice ou du
micromanaging, même s'il s'avère avisé et justifié, comme les tentatives d'une femme de garder le contrôle sur sa vie, Sorkin donne une âme à son portrait.
Je vous arrête tout de suite, moi non plus, dans l'absolu, je ne connaissais rien à Lucille Ball et je n'en avais surtout rien à foutre. Ce qui est intéressant, ce sont les personnages que fait Sorkin de Ball et Arnaz et comment il s'en sert pour raconter ce qu'il veut raconter.
D'autant plus qu'il me semble y avoir une part non-négligeable d'autobiographie dans la façon qu'a Sorkin d'écrire Ball. Femme de télévision pleine de complexes et qui estime savoir mieux que les autres comment faire leur travail, Lucille Ball ne dépareillerait pas aux côtés des "connards affables" que sont Mark Zuckerberg, Steve Jobs et Will McAvoy dans
The Newsroom mais elle apparaît surtout comme l'alter ego le plus direct de l'auteur depuis le personnage de Matt Albie dans
Studio 60 on the Sunset Strip. Dans cette série, Sorkin mettait plus à nu que jamais les angoisses qui nourrissaient son processus d'écriture et qui en naissaient également, notamment celle de devoir livrer un nouvel épisode chaque semaine. La toute première série de Sorkin,
Sports Night, était justement une sitcom et il ne connaît que trop bien ce rythme hebdomadaire, de la lecture le lundi au tournage le vendredi. Impossible aussi ne pas sentir sa sempiternelle condamnation d'internet dans la sous-intrigue de
Being the Ricardos concernant les médias et l'accusation de communisme (sic) dont Ball fut le sujet, une métaphore avouée de la façon dont les réseaux sociaux jettent bébé avec l'eau du bain en se faisant l'écho dénué de nuance d'informations partielles. L'auteur explique même que c'est cette anecdote, qu'il ignorait totalement, qui l'a intéressé au départ. Un positionnement politique qui se retrouve également dans la petite révolution que montre le film. Point d'émeute comme dans
Les Sept de Chicago ici mais une première en matière de télévision.
Pour la troisième fois, Sorkin porte lui-même à l'écran un de ses scripts et, épaulé cette fois-ci par le chef opérateur Jeff Cronenweth (plusieurs Fincher dont
The Social Network), il a visiblement gagné en expérience, signant son film le plus fluide et inspiré visuellement. De ses trois longs métrages en tant que réalisateur, que j'aime tous,
Being the Ricardos est à mes yeux son meilleur, le plus ambitieux et le plus abouti.
La seule faute de goût du film réside dans ses scènes inutiles d'interviews face caméra d'anciens membre de l'équipe créative d'
I Love Lucy (joués par des acteurs) qui viennent commenter, en lieu et place de la voix off d'un narrateur, les événements que l'on s'apprête à voir ou que l'on vient de voir. Je ne m'explique absolument pas ce qui a pu motiver ses séquences, totalement hétérogènes, et dont les informations auraient pu être transmises via des dialogues dans le présent du film.
Mais sinon, j'ai trouvé ça plutôt brillant...mais bon, je suis un iencli.
PS : je sais pas si c'est du maquillage pour tenter de la faire ressembler à Ball ou si c'est sa propre chirurgie esthétique malaisante mais quoi qu'il en soit, Nicole Kidman ne m'avait pas autant intéressé depuis longtemps, loin de ses rôles habituels.