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MessagePosté: 25 Oct 2015, 17:24 
Manille, 1983. Un mouvement syndical puissant n’a pas peur de défier la dictature de Marcos (qui vit ses dernières années) et manifeste en ville. C’est aussi le moment où un opposant important, Benigno Aquino, est assassiné, son nom n’est jamais mentionné, mais son visage apparaît sur les tee-shirts des manifestants. Un homme se tient en marge du défilé, le contemple, son visage montre qu’il ressent quelque chose d’intermédiaire entre la sympathie et la méfiance, et le spectateur comprend immédiatement que cette ambiguïté est l’empreinte d’une tragédie subie. Il reconnaît un ami plus jeune dans le cortège, qui lui participe aux évènements, un bandana et l’air décidé, qui vient le saluer. Ils échangent des mots amicaux, mais gênés et allusifs : « Excuse-moi de t’avoir malmené - mais non je ne t’en veux pas !T’es sûr ? Oui, c’est ma faute, c’est moi qui m’en veux ! -Tu ne pars pas en Arabie Saoudite ? Non j’ai des choses à faire en Province…et comment va ta femme ? –Ca va on a un bébé, mais c’est difficile, prématuré de 8 mois, il paraît que les chances de survie sont meilleures si c’est 7 mois…mais nous sommes content, jusqu’ici Luz n’a eu que des fausses couches-OK Courage, tiens bon et excuse-moi, il faut que j’y retourne». En off le premier homme se demande « comment cela se fait que cela soit lui qu’il s’excuse, alors qu’il a le plus de raisons de m’en vouloir ? »
Flash back : huit mois plus tôt. Une imprimerie qui tourne bien, plutôt moderne, fête ses 30 ans. L’homme qui regardait, Türing, est minerviste. La gestion paternaliste du patron semble convenir aux ouvriers. Lors de la fête, l’ouvrier le plus méritant, un vieillard, est récompensé. Mais Türing, saoul, cause un tapage : les cadres sont conviés dans l’appartement des patrons, au-dessus de l‘atelier, à une sauterie qui comporte du scotch et un barbecue, les ouvriers n’ont que de la bière en bas. La femme du patron (clone de Madame Marcos) le vire à la fois brutalement et en respectant les formes liées à son standing. Le petit jeune du cortège est un jeune ouvrier timide. La compagne de Türing est dans la même entreprise, manifeste les premiers signes de sa grossesse. Elle est plus effacée mais plus politisée que son mari. Le couple ne va pas trop bien.

Il faudra par la suite des médicaments à Türing pour empêcher la fausse couche. Comme sa femme est intérimaire, elle n’a pas de couverture sociale et le patron la congédie sans solde. Türing s’endette de plus en plus vis-à-vis de celui-ci, qui lui avance un peu d’argent contre la signature d’une décharge dans laquelle il s’engage à ne faire partie d’aucun syndicat, et subit aussi des pressions plus ou moins explicites pour en dénoncer les membres. Peu de temps après, il est contacté par un de ses amis d’enfance, devenu proxénète et patron de boîte à cul. Il est ( là encore) à la fois fasciné mais méfiant, le fréquente un peu, croît un moment pouvoir concilier le prestige lié à l’illégalité avec une forme expéditive de justice sociale (il l’appelle son pote pour corriger des petits délinquantes qui rackettent ses collègues), mais s’en éloigne quand il s’aperçoit que les collègues qu’ils défend prennent peur de lui. Mais l’ami , gangster violent et foireux, a visiblement des problèmes dans ses trafics et s’incruste chez Türing et sa femme (un peu comme dans Isiang).
Dans le même temps il est contacté par ses collègues du syndicat, dirigé par le vieil ouvrier chétif, métamorphosé en militant aguerri. Il explique ce que leur patron lui a fait signer. Il ne trahit pas, mais quand une grève va éclater, sera récupéré par les casseurs de grève. La situation est intenable dans son ménage, sa femme lui reprochant sa pusillanimité politique, sa mollesse vis-à-vis de son pote mafieux, tout en dépendant complètement de lui….


Image

Un très bon film, qui confirme le bien que l’on pouvait penser d’Insiang, permet aussi de repérer un peu plus les influences de Brocka, et les thèmes qui le travaillaient.

Narrativement le film est original : il rattrape le point de départ du flash-back au début mais continue ensuite à évoluer vers une situation de plus en plus tragique. Il déborde en quelque sens le sens et l’interprétation qu’il propose lui-même. A la fin le film va évoluer vers une prise d’otage tragique et télévisée sur la famille du patron, qui fait penser à un croisement entre « Maman Kusters » de Fassbinder et « un Après-Midi de Chien » de Lumet. Brocka établit une continuité remarquable entre ce qui relève de la citation (situations mélodramatiques très codées, scénario verrouillé, correspondances entre les oppositions psychologiques et idéologiques des personnages, qui produit d’ailleurs un certain humour) et une mise en scène qui redonne aux situations un premier degré, ouvre sur une dimension tragique par laquelle les personnages échappent à leur archétype.
Mais ce premier degré et cette littéralité, découlent paradoxalement d’une passion pour le genre, une volonté de multiplier très rapidement les différents genres dans une seule intrigue, dans une successions extrêmement ramassée dans le temps plutôt qu’une hybridation : le film commence comme un mélodrame sociale américain « réaliste » et positif à la Martin Ritt (où le syndicat est une figure héroïque, laïque mais christique), prend un tour plus grinçant qui évoque ensuite Fassbinder ou la comédie pro-PC italienne des années 70, et au moment de la prise d’otage emprunte au films d’action avec des inserts très efficaces. Et cela non par facilité ou démagogie : le film d’action montre mieux la mort du personnage que ne le ferait un symbole "purement poltiique", ou un hors-champs, et ainsi témoignent de la volonté de Brocka d’épuiser son propre film
Cette labilité et possibilité de transformation n’est pas prise comme un code, elle représente au contraire une manière d’échapper au signifiant, c’est à dire de cadrer de l’extérieur le tragique que l’on produit .
Ainsi, par exemple, le vieil ouvrier qui devient syndicaliste échappe doublement au tragique : sa lucidité politique est acquise brutalement, produite par la situation, sa personnalité n’en est pas le symbole, il n’y pas une initiation qui la prépare. Le fait que le patron le considérait au début comme le meilleur ouvrier apparaît juste comme un paradoxe, crédible, sas qu’il n’y ait de rapport œdipien ou de trahison. Mais cette plasticité et ce manque de personnalité sont aussi la force que Türing n’a pas (celui-ci ne peut se projeter dans le futur, car il est coincés entre plusieurs intrigues, plusieurs registres dramatiques et formels), c’est à partir d’elle que le message politique est énoncé de façon concise, brève, sans métaphore, Mais le contenu dramatique du film est ailleurs, il coexiste avec le contenu politique, mais les deux sont séparés, et cette séparation est à la fois subi et réfléchie. L’ouvrier échappe aussi au tragique par la manière de mourir : il est tué par des briseurs de grèves, sans que l’on revienne ensuite sur cette mort : le but du film n’est pas de faire de nous des témoins, ce qui serait artificiel, mais d’incarner une dynamique qui suture et dépasse le discours politique, lui est à la fois rivale et complémentaire. En effet il y scission : le tragique exige la conscience de la mort (qui est l’autre face du tragique), mais le combat politique en est placé en dehors : il relève plutôt d’une mauvaise conscience qui n’est pas tragique (qui n’évolue pas), et dont Brocka remarque finement que l’objet n’est pas une évolution orientée vers la mort, mais au contraire la succession possibles de tous les rôles, de toutes les positions dans la lutte sociale. Si un homme intègre peut se convertir en traître, l’inverse est aussi possible, ainsi par exemple la femme de Brocka, qui est à la fois le surmoi politique de Türing, puis une virago indifférente et culpabilisante, et finalement la dernière victime du film ; la seule personne à laquelle le système peut voler quelque chose : son image et son regard quand son mari meurt lors de la prise d’otage. La mauvaise conscience dans cette histoire n’est pas uniquement négative; elle indique ce qui dans l’échec de la lutte politique, ne peut pas être transformé en image, et dont un point de recommencement.
Le film dépasse la boucle du flashback, et entre dans une logique où le pamphlet politique, d’abord central, s’efface et survit quand-même en essayant de rattraper le tragique du parcours de Türing, qui au moment où il prend conscience de son impuissance et du fonctionnement kafkaïen de l’hôpital où sa femme est soignée ( il faut payer non pas pour la faire rentrer, mais pour l’en sortir) bascule dans une folie et soliloque comme un Macbeth prolétarien. Cette folie dépasse le tragique politique et fonce vers la prise d’otage. La politique, la situation sociale, si elle est l’origine de cette folie, n’en est pas forcément le sens : scène très belle où Turing essaye d’expliquer à la télévision que sa prise d’otage est une vengeance politique suite au lock-out de l’atelier: il produit un discours confus, incohérent, sans éloquence aucune, et qui sonne faux car il n’évoque pas le chantage réel du patron et la situation de sa femme. Il est alors recadré symétriquement par son complice, qui flaire que l’interview renforce le siège de la police, puis par une ex-syndicaliste qui dit « je n’ai rien compris, mais je pense qu’il réclame ce qui nous a aussi manqué : un peu de justice ».

De fait l’histoire est très proche de l’Argent de Bresson, lui aussi de 1983 (il s’agit une fable d’un homme abandonné, qui éponge les crimes des autres), mais chez Bresson le signifiant est donné avant le sens (l’argent est lui-même un signifiant, la mort un sens, et le décalage entre les deux est ressenti du point de vue de Dieu ).Chez Brocka au contraire de Bresson, les deux sont donnés en mêmes temps, le réalisateur au contraire semble découvrir les situations qu’il filme (il n’y pas de hors-champs) , sans être surpris par la perte des valeurs « morales » et par l’enfermement qu’elles produisent (et donc la mort du personnage réel devient un signifiant),mais c’est le tragique de l’allégorie qui court après et essaye de rattraper celui des faits .Türing survit initialement à la prise d’otage, mais tue et se fait tuer quand son ancien contremaître, ancien chef des Jaunes (le seul à avoir aidé lors de l’hospitalisation de sa femme) l’insulte. Cet écart et ce rattrapage entre deux tragiques indique ce qui est pour Brocka l’arme des faibles : le rapport de force que le crime échoue à produire peut être plus efficacement réalisé, et de façon encore plus arbitraire et injuste, par le simple exposé d’une raison ou d’une justification. Même dans une vision du monde où le tragique englobe et annule la conscience de l’aliénation, la lutte, à condition de ne as opposer la stylisation d’une situation et son épuisement inévitable , reste possible.


(film très informatif sur le fonctionnement des dictatures du Sud : la police est plutôt réglo, ne s’oppose pas frontalement aux syndicalistes, vérifie juste que les préavis sont respectés, c’est une milice parallèle à la police, criminalisée, qui la court-circuite et tue)

(le titre vient d’un vers d’une chanson philippine : « C’est mon pays : une main désespérée est prête à agripper un couteau)


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MessagePosté: 21 Juin 2023, 09:58 
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Inscription: 01 Fév 2016, 20:06
Messages: 8697
Si vous vous posez des questions sur votre cinéphilie, le film est dispo en ce moment sur arte.tv.

Je me suis un peu perdu dans l’analyse de Gontrand, mais la réussite du film tient à mon sens dans la juxtaposition du portrait du personnage principal (pas franchement aimable a priori), des problématiques sociétales, et des implications sur son couple.
Le film parait avoir un traitement somme toute linéaire, mais au-delà du flash-back principal, les thématiques résonnent entre elles. L’exposition des « à-côtés » d’une dictature (police qui verrouille, milice officieuse qui fait le coup de poing avec les grévistes) est bien exposée et s’articule de manière organique avec d’une part les aspects capitalistes de la société et d’autre part ses implications concrètes sur la vie des personnages.
La spirale d’enfermement, d’aliénation, et de violence du protagoniste principal est sans doute assez prévisible mais également implacable. Le fait de faire du personnage principal un mec loin d’être exempt de tout reproche est d’ailleurs bien vu pour éviter tout misérabilisme. D’ailleurs je pensais que la toute fin serait balisée au possible mais le ragerd du cinéaste arrive à apporter une touche finale dans son propos, sur lequel je rejoins Gontrand :
Gontrand a écrit:
finalement la dernière victime du film ; la seule personne à laquelle le système peut voler quelque chose : son image et son regard quand son mari meurt lors de la prise d’otage.

Quelle dureté sur le traitement médiatique des faits évoqués, au passage (pas de presse pour l’assassinat d’un syndicaliste, la débauche de vulgarité pour une prise d’otages).

Belle découverte donc.


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