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On les appelle les trolls et ils parcourent les sites d’actualités et leurs posts Facebook à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Ce quelque chose ? Une coquille d’un journaliste, un titre un peu trop vendeur ou même un sujet délicat. Pour éviter qu’ils ne rendent le débat public stérile ou dangereux, Marie modère leurs ardeurs. Son métier ? Community manager d’un site d’actualité.
Je surveille, je guette, je réponds et, bien sûr, je supprime. Depuis un an et demi, je suis community manager du site d'actualité Atlantico et mon boulot consiste en partie à modérer les commentaires. Je gère les trolls que l'on retrouve en bas des articles et évidemment ceux qui s'en tiennent à notre page Facebook.
Je perds souvent foi en l'humanité
La censure est arbitraire donc, non, je ne censure pas, je modère. Les seuls commentaires supprimés sont ceux qui violent la loi. A savoir : ceux qui sont racistes, antisémites, homophobes, insultants ou encore qui incitent à la haine.
Je vais être honnête, cette partie de mon métier n'est pas la plus plaisante. Elle me fait même souvent perdre foi en l'humanité. Puis, je me souviens que seule une toute petite partie de notre lectorat commente.
Même s'ils prennent toute la place, les trolls sont marginaux. Je pense qu'ils ne sont ni représentatifs de tendances sociétales ni de comportements humains. La preuve : sur les 60 000 abonnés Facebook, je vois toujours les mêmes 100 trolls.
Ce qui est intéressant avec les commentateurs, c’est de voir à quel point ils sont assidus. C'est vrai, rares sont les lecteurs lambda qui prennent le temps de commenter sous quelques articles par mois. Le mot d'ordre semble être le tout ou rien.
On peut diviser les trolls en deux groupes
Mes 100 commentateurs compulsifs, je finis par bien les connaître à la longue. Sans pouvoir dresser de portrait-robot du troll, je peux déjà les compartimenter grossièrement en deux catégories.
La première regroupe les trolls "gentils". Evidemment, je ne les connais pas au-delà de leur avatar mais je me les représente comme des personnes qui s'ennuient et qui n'ont pas d'autres moyens d’occuper leur temps que de "basher" les articles de journalistes sur les réseaux sociaux.
La deuxième catégorie accueille un autre genre de personnes, pas toujours inoffensives. Ils ne commentent pas chaque publication mais certaines. Souvent celles qui abordent des thèmes délicats, comme le mariage pour tous ou le conflit israélo-palestinien.
Le faux argument "Charlie Hebdo"
Les trolls usent de subterfuges pour passer la modération, preuve là encore du temps qu’ils dévouent à cette pratique qui peut difficilement être qualifiée de hobby.
Par exemple, certains vont jusqu’à découper une insulte pour qu’elle passe le premier filtre, automatique.
Autre "astuce" de troll, la "subtile" référence à un propos antisémite, raciste ou homophobe, sans aller jusqu'à clairement avoir un propos qui l'est. Par exemple, les références à Dieudonné à coups d'emoji ananas.
C’est donc là que j’interviens : seul un humain est capable de repérer ces choses-là. Dans le deuxième cas de figure, par exemple, il est utile d’être journaliste. Comme je suis au fait de l’actualité, je suis capable non seulement de repérer certaines choses immédiatement mais aussi de répondre aux provocations ou interrogations des commentateurs.
Depuis janvier 2015, le plus horripilant, c’est de devoir répondre à ceux qui affirment "être Charlie" et vouloir se "battre" pour avoir le droit de tenir des discours infâmes, en affirmant qu’il s’agit de "leur liberté d’expression". Le combo gagnant : insultes islamophobes et invocation de "l’esprit Charlie" pour justifier des propos du type "les musulmans sont tous des terroristes assoiffés de haine et de sang".
Je supprime environ 5% des commentaires publiés
L’actualité crée les trolls malgré elle. Les attentats de "Charlie Hebdo" ont réveillé les spécialistes de l’amalgame tout terrain. Ceux qui profitent du moindre article sur une personne ayant un prénom à consonance arabe pour déverser leur ignorance. Sans surprise, les attentats de novembre n’ont pas aidé à résorber cette tendance malheureuse et déprimante.
Parce que oui, je me demande comment ces esprits si tordus et intolérants existent encore. Avant de commencer ce métier, je n’avais pas la moindre idée que parmi les francophones, lecteurs d’actualité, propriétaires d’ordinateur et de smartphone, se cachaient autant d'ignorants.
Le pire, c’est qu’ils sont quand même quelques-uns à se défouler ainsi en répandant leur haine. Au total, je passe environ deux heures par jours à modérer les commentaires. Je supprime environ 5% des commentaires publiés. Et comme je le disais, je ne suis pas dans la censure. Si je retire un commentaire, ce n'est pas par idéologie : je ne fais qu'appliquer la loi.
Faut-il empêcher les internautes de commenter ?
Alors, parfois, je suis dépitée face à ces commentaires. Et je me demande si ça vaut bien le coup de laisser aux lecteurs un espace pour s’exprimer si seul le fond du fond du panier s’en sert. Je me dis qu’il faudrait mieux que l’on arrête de faire perdre du temps aux journalistes et que l’on s’aligne sur certains médias américains qui ont supprimé tout bonnement les commentaires de leur site.
Sur Atlantico, les commentaires en bas des articles de mes collègues journalistes ne sont ouverts qu’à nos abonnés, donc potentiellement qu’à des personnes qui sont suffisamment en accord avec notre ligne éditoriale et qui nous font suffisamment confiance pour payer un abonnement mensuel.
On pourrait donc penser que ceux qui paient ne trollent pas. Ce n’est pas totalement le cas, mais c’est déjà une bonne sélection. Le pire reste évidemment les commentaires Facebook, puisque tout le monde y a accès.
Les commentaires sont un exutoire, une thérapie
Le problème avec Facebook, c’est que je me rends très vite compte en lisant les commentaires que les trolls lisent rarement au-delà du titre. En réponse, je n’ai souvent pas grand-chose à leur conseiller que de lire… Ca paraît évident mais vous seriez surpris de voir à quel point ceux qui ont le plus à dire sont ceux qui lisent le moins.
Certains vont jusqu’à publier un pavé de 20 lignes, ça commence à faire beaucoup pour un commentaire, ou lancent un débat sans même avoir cliqué sur l’article dont ils parlent. Alors, sans surprise, ils sont au mieux à côté de la plaque et au pire insultants. On pourrait presque y voir une thérapie.
Comme si les commentaires étaient l’exutoire d’une mauvaise journée de boulot, d’un chômage qui dure, d’études qui patinent ou d’une dispute de couple.
Les trolls contribuent aussi au succès d'un site
Il y a évidemment du bon à prendre dans les commentaires même si ce n’est pas ce qui ressort majoritairement.
Parfois, c’est un travail récompensé par une reconnaissance touchante que d’apporter un complément d’information à un lecteur. C’est aussi agréable de voir que l’échauffement peut redescendre grâce à un peu de communication. Et même si c’est rare, il arrive que certains articles fassent l’unanimité.
Ce qui est utile pour nous, les CM et plus généralement les journalistes, c’est aussi de voir les thèmes qui fonctionnent et ceux qui ne séduisent pas.
L’effet pervers, c’est que plus un article est liké, sharé, commenté, plus il remonte et plus il a de succès. Les commentaires énervés des lecteurs qui ne lisent pas ou des bornés qui sont restés bloqués il y a trois siècles, contribuent aussi, et malgré-nous, à notre succès.