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MessagePosté: 19 Jan 2020, 18:08 
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Huang Gongwang (1269-1354), Dwelling in the Fuchun Mountains: c'est seulement une vue partielle du rouleau que le peintre peignit à 80 ans et dont le film s'inspire.

Le site de notes ne s'est pas emballé pour ce film: un 3 de moyenne fade comme un dé de tofu. Pour un premier film, c’est pourtant pas n’importe quoi.

En termes d’intrigue, on n’est pas dépaysé: ça parle d’argent non-stop, de boulots mal payés, de hausse de l’immobilier, de placement en maisons de retraite. Bienvenue en 2020; c’est à Fuyang comme ailleurs.

En termes de rythme en revanche, c’est envoûtant. Ca a été dit un peu partout: Gu Xiaogang cherche l’équivalent cinématographique des rouleaux de Huang Gongwang, qui donnent leur titre au film. On retiendra en particulier un plan-séquence magique, qui suit le cours du fleuve tandis qu’un personnage nage longuement puis rejoint sa copine sur la rive, avant de sauter dans un ferry qui démarre aussitôt, dans un mouvement de caméra flottant qui relie, d’un seul trait, la montagne, le fleuve et le ciel. Ce plan donne peut-être la clé théorique du film: le temps est conçu comme une force extérieure qui s’écoule avec indifférence, de manière uniforme; à charge pour les personnages d’embarquer à temps, c’est-à-dire d’adapter leur marche au calme mouvement des choses.

D’où cette impression que la caméra est, à tous les sens du terme, "détachée": détachée des personnages, de leurs conversations, de leurs déplacements; ce n’est pas le mouvement des personnages qui entraîne la caméra; ce ne sont pas leurs conversations que le son cherche à cadrer. C’est l’inverse: la caméra se déplace, et c’est aux personnages de suivre son mouvement ou de sortir du cadre. Le rythme égal du film semble ainsi s’accorder à celui du fleuve et des saisons et dérouler un monde dans lequel les personnages ne font que passer.

Le film superpose à ce mouvement naturel du fleuve et des saisons les changements sociaux et politiques engagés par la Chine: immeubles en démolition ou en construction, gagnants et perdants de la "modernité", qui laisse sur la touche la vieille mère, perdue dans ses souvenirs, et sur le sol d’appartements abandonnés, des photos que personne ne reconnaît plus, des lettres d’amour qui parlent à présent dans le vide (une très belle scène du film). Le film, à ce sujet, est loin de la rage de certains Jia Zhang-ke ("A touch of sin" ou ses premiers films comme "Xiao Wu"). Il adopte un peu la posture du lettré qui se détache de la vanité du monde humain pour contempler, depuis son cabanon dans la brume, la majesté intemporelle des paysages. Au regard des monts Fuchun, ces démolitions et constructions d’immeubles, les malentendus et réconciliations au sein de la famille du film, tout ça ne représente guère plus qu’une vague écume à la surface du fleuve.

C’est le point faible du film, si on n’est pas sensible à sa tonalité mélancolique: cette égalité du regard confond, dans un même mouvement, les changements sociaux et politiques et la marche des saisons, pour opposer l’impermanence des choses humaines à l’immuabilité du paysage – comme si la brutalité des bouleversements politiques ne laissait d’autre choix que celui du détachement, et d’autre consolation que celle de la contemplation de la mobile permanence du paysage.

Cela dit, le film impose quand même, tranquillement, une forme d’ampleur qui impressionne, et dont on pourrait résumer la tonalité mélancolique par une phrase à la Chateaubriand : "Tout a changé à Fuyang, sauf le fleuve, qui change toujours" - comme si, à 30 ans, le cinéaste commençait déjà son film testament et se consolait de la disparition du monde de son enfance en le filmant comme un vieux peintre de 80 ans, afin qu’il soit pour toujours le même.


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MessagePosté: 19 Jan 2020, 18:13 
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latique a écrit:
ce n’est pas le mouvement des personnages qui entraîne la caméra; ce ne sont pas leurs conversations que le son cherche à cadrer. C’est l’inverse: la caméra se déplace, et c’est aux personnages de suivre son mouvement ou de sortir du cadre.
Très juste, je pense en particulier à la sublime scène de la baignade.


latique a écrit:
Le film superpose à ce mouvement naturel du fleuve et des saisons les changements sociaux et politiques engagés par la Chine: immeubles en démolition ou en construction, gagnants et perdants de la "modernité", qui laisse sur la touche la vieille mère, perdue dans ses souvenirs, et sur le sol d’appartements abandonnés, des photos que personne ne reconnaît plus, des lettres d’amour qui parlent à présent dans le vide (une très belle scène du film). Le film, à ce sujet, est loin de la rage de certains Jia Zhang-ke
Ca fait surtout penser à Jia Zhang-Ke par son rapport au paysage, évolution urbaine, etc...

Sinon tu as tout dit. Premier film qui en impose, c'est assez impressionnant pour un premier film, et curieux de voir la suite de la carrière de Xiaogang.


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MessagePosté: 19 Jan 2020, 18:46 
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latique a écrit:
Le site de notes ne s'est pas emballé pour ce film: un 3 de moyenne fade comme un dé de tofu. Pour un premier film, c’est pourtant pas n’importe quoi.
Difficile que la moyenne soit plus élevée si ceux qui ont aimé le film ne lui mettent pas de notes. Très belle critique sinon.


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MessagePosté: 20 Jan 2020, 11:54 
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Vous êtes sympas.
Abyssin a écrit:
Ca fait surtout penser à Jia Zhang-Ke par son rapport au paysage, évolution urbaine, etc...

J'ai aussi pensé à Jia Zhang-ke, à Still life" (à cause de la ville en démolition dans les deux films), et à "The World" en particulier, lors d'une scène précise de "Fuchun": celle où les personnages traversent une reconstitution miniature d'un "paysage chinois traditionnel", avec montagnes en kit, jets de vapeur simulant la brume... Dans "The World", on voyait pareillement les personnages errer au milieu de maquettes de Paris ou Venise - qui donnaient de la "mondialisation" une image immédiatement toc et ringarde.

Je me suis demandé ce que cette scène avec le "paysage chinois traditionnel" pouvait signifier dans "Fuchun" - étant donné que c'est aussi la volonté du cinéaste de retrouver dans son film quelque chose de cette tradition de la peinture chinoise. Mise à distance ironique de son propre film? Volonté d'opposer bonne et mauvaise reconstitution? vrais et faux paysages? Ou plus modestement, rappel que, quelle que soit la reconstitution, l'original est de toute façon perdu? J'hésite - je penche pour la dernière, qui s'accorderait avec la mélancolie du film.


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MessagePosté: 29 Jan 2020, 09:55 
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Abyssin a écrit:
Sinon tu as tout dit.


Je lis régulièrement cette phrase ici. De 2 choses l'une, soit c'est vrai et le film est nul, soit c'est faux et le film est bon permettant de déplier quasi à l'infini l'écriture autour du film.

Si "3 Aventures de Brooke" est paraît-il rohmérien (mais je ne l'ai pas vu), le film de Gu Xiaogang est, me semble-t-il très renoirien derrière son appel fréquent à l'art chinois. Non seulement dans son approche des personnages (de la nuance), des paysages (l'eau si présente ds le cinéma de Renoir), mais aussi dans sa mise en scène avec l'utilisation répétée du plan séquence (même si utilisé de façon plus latérale) et de la profondeur de champ (dès la première scène de repas, avec au premier plan l'anniversaire et au second plan et au son les rencontres entre invités pour développer le guanxi).

Encore une fois, je vois très peu de liens avec JZK qui est tjs brandi dès qu'on parle de cinéma chinois d'auteur, il n'a jamais filmé de cette manière-là, ni proposé une telle approche des personnages constituant une famille chinoise. Les magnifiques plans séquences latéraux rappellent en effet l'expérience visuelle de la peinture traditionnelle chinoise, bien plus que les films de Wang Bing (je fais référence à un vieux texte de Païni que j'ai jamais compris qui comparait "A l'ouest des rails" à de la peinture sur rouleau alors que chez WB l'expérience de la continuité visuelle existe mais totalement en profondeur, ce qui n'est pas le cas de la peinture sur rouleau).

Citation:
Je me suis demandé ce que cette scène avec le "paysage chinois traditionnel" pouvait signifier dans "Fuchun" - étant donné que c'est aussi la volonté du cinéaste de retrouver dans son film quelque chose de cette tradition de la peinture chinoise. Mise à distance ironique de son propre film? Volonté d'opposer bonne et mauvaise reconstitution? vrais et faux paysages? Ou plus modestement, rappel que, quelle que soit la reconstitution, l'original est de toute façon perdu? J'hésite - je penche pour la dernière, qui s'accorderait avec la mélancolie du film.


Cette scène doit sans doute être prise avec le discours de la femme enceinte qui récite ds ce faux paysage la litanie devenue récurrente des chefs d'entreprise chinois qui découvrent soudain que l'argent et le pouvoir ne font pas le bonheur (le patron de l'entreprise chinoise ds le doc "American Factory" dit ça, aussi bien que Jack Ma...). La réussite est artificielle, comme le paysage de la scène. Discours un peu hypocrite, au passage, car la réussite de quelques uns implique l'exploitation de bcp d'autres qui n'ont pas le loisir, les moyens, et le temps de rechercher un supplément de "spiritualité" ; la prise de conscience est purement individualiste. Sur cette hypocrisie, je sais pas si le film dit grd chose, comme ailleurs le scénario déroule un certain nombre de discours et de situations finalement attendus (les pbs d'argent et de dette, le mariage arrangé vs le mariage libre, l'enfant handicapé, la grand-mère dont il faut s'occuper et l'héritage, etc.) qui sont présents ds la société chinoise et sont visibles ds de nombreux films chinois récents. La différence entre ce film et la plupart des autres, c'est que le cinéaste parvient à trouver un équilibre dans les contradictions internes des personnages et leurs relations sans en faire des marionnettes prises dans un scénario mal filmé, décousu et froid qui renvoie chacun dos à dos (la fille qui ose dire non à sa famille pour se marier avec son amoureux est aussi le personnage qui aime le plus la grand-mère, etc.). Du coup, je dirais pas que le cinéaste est vraiment en surplomb de ses personnages. Ceux qui manquent dans le film, et qu'on ne voit que trop dans les films chinois actuels, ce sont les enfants et les ados.


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MessagePosté: 29 Jan 2020, 18:21 
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scienezma a écrit:
Abyssin a écrit:
Sinon tu as tout dit.


Je lis régulièrement cette phrase ici. De 2 choses l'une, soit c'est vrai et le film est nul, soit c'est faux et le film est bon permettant de déplier quasi à l'infini l'écriture autour du film.
Faut pas chercher, c'est une blague par rapport à Déjà-vu.


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MessagePosté: 29 Jan 2020, 18:26 
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MessagePosté: 29 Jan 2020, 18:38 
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Mais peut-être la nécessité accrue de faire confiance incite-t-elle à la mériter davantage

Erving Goffman


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MessagePosté: 21 Fév 2020, 06:14 
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Je repensais au fameux plan-séquence le long de la rive. J'aime beaucoup la réplique et la réaction de la fille lorsque son petit-ami termine sa nage et revient sur le rivage, elle lui dit d'une manière un peu étonnante et exagérée au premier abord : "je me suis vraiment inquiété !". Elle aurait pu lui dire un truc un peu puéril, genre "j'ai gagné !", comme le garçon lui dit au départ qu'il parie qu'il arrivera avant elle de l'autre côté. Entre cette puérilité insouciante de départ et l'inquiétude non feinte d'arrivée, il se joue quelque chose d'assez fin, sur le fil de la naissance de la réciprocité amoureuse.


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MessagePosté: 21 Fév 2020, 09:53 
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Messages: 27844
Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
Tiens j'avais pas mis mon avis. J'ai trouvé ça remarquable. La mise en scène est d'une élégance rare, vraiment un modèle d'économie et de grâce, des plans simples mais divinement composés, des idées fortes sans ostentation. Comme ce fameux plan-séquence qui n'est pas un tour de force gratuit (le plan en lui-même est simplissime, l'exploit vient plutôt des acteurs) mais porte en lui l'idée d'inclure les personnages dans une topographie, dans une réalité géographique sublimée entre rives et forêt. On retrouvera cette idée à la fin au cimetière sur ses immenses escaliers.
Pour le reste c'est vraiment très bien écrit, j'ai eu le sentiment d'être face à une construction presque serielle (et ça n'a rien de péjoratif) tant le film parvient à trouver une fluidité dans le récit à la fois de tous ces personnages et en même temps du lien qui les unit tous. Au-delà de ça le film propose un regard assez fascinant sur cette Chine contemporaine, obsédée par l'argent et par l'évolution sociale (très belle scène avec l'amie qui a réussi mais qui est malheureuse).
Un des meilleurs films de ce début d'année en tout cas.

4.5-5/6

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CroqAnimement votre


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MessagePosté: 18 Mai 2020, 19:28 
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Antichrist
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Inscription: 04 Juil 2005, 21:36
Messages: 23674
Premier film d'une beauté terrassante sur une famille chinoise contemporaine immortalisée dans les paysages intemporels des monts Fuchun. C'est à la fois d'une quiétude contemplative qui rappelle le cinéma de Hou Hsiao Hsien et d'une ambition folle - c'est le premier volet d'une trilogie qui veut figer la Chine d'aujourd'hui comme la célèbre peinture qui porte le même titre !! Le mec n'a pas 30 ans !! Je n'ai rien vu de plus beau cette année et c'est la confirmation que le jeune cinéma chinois est d'une richesse incroyable.

5/6


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