Tom a écrit:
Je vais pas épiloguer sur ce qui s'impose, avec une évidence incontestable, comme un des films-achèvement du muet. Moi qui avait trouvé L'heure suprême un peu... "mou", je ne sais pas si c'est le mot, mais en tout cas un peu moins magique que les grands films de l'époque, je tombe là sur un équivalent à Murnau : un brin de parfum fantastique en moins, un brin de finesse en plus.
J'ai vu très peu de Borzage et pour l'essentiel je n'en ai aucun souvenir. J'ai donc voulu profiter de la rétrospective partielle à la fondation Jérôme Seydoux (conditions optimales pour les films muets avec accompagnement musical en live par des anciens élèves de la classe d'improvisation du conservatoire) pour découvrir ses films les plus réputés, première session avec
L'Heure suprême qui m'a comme Tom plutôt laissé sur ma faim. Le film n'est certes pas dénué de qualités, Borzage est ainsi capable de nous signifier l'irrésistible attirance pour les cieux de son personnage principal (Charles Farrell) en quelques scènes, des égouts de Paris où il accomplit son labeur au septième étage de l'immeuble où il loge. Mais je trouve également que le film se perd beaucoup par ailleurs, tout ce qui touche à la première guerre mondiale prend trop de place par exemple, et souffre de plus de sa trop grande proximité avec l'indépassable
La Grande parade de Vidor. Il a par ailleurs la main assez lourde pour tout ce qui touche à la religion, la fin en particulier, passablement indigeste.
Deuxième tentative donc avec
L'Isolé, film considéré comme perdu jusqu'à ce que l'on retrouve une copie dans les archives de la cinémathèque d'Amsterdam en 1990. Et au-delà de quelques petites réserves, je rejoins une nouvelle fois Tom pour dire que l'on est face à un film quasiment parfait, ou tout du moins qui correspond à un certain idéal cinématographique pour moi. Pour les réserves donc, les deux premières séquences d'abord (celle qui précède l’enrôlement et le cours passage sur le front de la première guerre mondiale qui s'ensuit), qui dans le fond ne sont que des prétextes pour situer le décors et ses personnages et disséminer les petits cailloux sur lesquels Borzage viendra construire son récit par la suite. Les autres, plus profondes, qui me semblent s'appliquer à toute son œuvre, la nécessité du miracle d'une part, ce à quoi Art Core fait référence pour l'énorme saut de foi que demande le film (mais que dans le fond on concède assez facilement une fois que l'on accepte la composante religieuse dans le cinéma de Borzage), et l'autre qui tient à l'infantilisation de ses figures féminines, pour le coût c'est certainement là où Murnau conserve un ascendant certain sur Borzage chez qui les femmes ne sont pas loin d'être réduites à des pantins que les hommes se disputent et qui vont dans le sens de celui qui tire le plus fort.
Une fois ces quelques réserves énoncées (et qui m'empêche de placer ce film au même niveau que les plus grands Murnau de la même époque,
City Girl ou
L'Aurore), on peut alors pleinement profiter de la perfection de la grammaire cinématographique qui s'y déploie. Un récit ramassé qui se concentre sur quelques personnages (3 principaux, allez quatre avec la mère), dans un coin perdu de l'Amérique que l'on ne quittera plus, en quelques scènes que Borzage n'hésite pas à faire durer de manière à ce qu'en jaillisse le suc. Le duo Farrell/Gaynor, que j'avais trouvé assez fade dans
L'Heure Suprême retrouve ici la magie de leur association chez Murnau, une amitié qui se transmue peu à peu et qui culmine dans une scène d'embrassade où en quelques secondes les variations infinitésimales sur le visage de Farrell expriment toute la gamme des sentiments qu'il ressent, du bonheur simple de l'amitié au désespoir amoureux. C'est là toute la finesse dont parle Tom, la capacité de Borzage à restituer la profondeur des sentiments de ces nouveaux amants avec une extrême économie de moyen, que cela passe par la mise en scène comme le simple geste de Gaynor qui déplace le bras du tourne disque pour nous faire ressentir sa mélancolie, ou par l'écriture quand Farrell déplace la table pour la mettre sur le pas de la porte, Gaynor ne se résignant pas à en passer le chambranle. D'un matériau de départ qui aurait été un parfait véhicule pour un banal mélodrame supplémentaire, genre dont le cinéma muet s'est abondamment repu, c'est bien par la précision de sa mise en scène que Borzage le magnifie pour livrer l'un des plus grand film de la toute fin du muet.