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Dans mes bras
Sinon je me suis prêté à un exercice nouveau (enfin pour moi), l'interview où j'attaque bille en tête la réalisatrice (qui s'est bien défendue). On a pris un thé à la menthe après hahaha
Paris Match. Le film provoque de nombreux questionnements sur les moyens de provoquer une empathie chez le spectateur. Pouvez-vous nous expliquer votre cheminement ?
Kaouther Ben Hania. Si le film vous a plongé dans plein de questionnements, vous imaginez mon état au début de sa fabrication ! Bien sûr, j’ai passé en revue toutes les questions possibles et imaginables, mais en fait, quand j’ai entendu sa voix pour la première fois sur Internet, cela a provoqué en moi une émotion si forte… Un sentiment d’impuissance, de colère et de profonde tristesse. Depuis le début de ma carrière, j’ai décidé de faire confiance à ma première émotion. Ma rencontre avec une histoire passe souvent par elle, c’est la même émotion que je veux partager avec les spectateurs. Elle est vraiment la clé de tous les choix. Après l’émotion, il y a la fabrication.
La fabrication, c’est quelque chose de beaucoup plus, disons, rationnel. D’abord, il était hors de question de ne rien faire. Ça revenait, pour moi, à être complice. Et face à une histoire aussi tragique, on se pose la question « qu’est-ce qu’on peut faire ? » Moi, je sais réaliser des films, enfin je sais à peu près comment faire un film (elle rit). Le plus important à mes yeux c’était d’avoir l’accord de la famille, de sa mère surtout. Elle a été avec nous dès le début. C’est une femme d’un courage incroyable. Je me suis posé beaucoup de questions sur comment raconter cette histoire et surtout de quel point de vue. Est-ce que je dois filmer une fiction dans la voiture ? Ça aurait pu être un choix. Est-ce que je dois refaire jouer tout, y compris la bande-son ? Est-ce que je dois… ? Toutes ces questions, je les ai mises sur la table, croyez-moi.
Et puis j’ai décidé de faire confiance à la première émotion, parce que, dans cette émotion, il y a les clés de la fabrication d’un film qui pourrait communiquer cette émotion au spectateur. Quand j’ai entendu sa voix pour la première fois, j’avais l’impression qu’elle me demandait, à moi, de la sauver. Il y avait quelque chose d’immédiat. J’étais dans ma tête revenue à ce moment-là, quand tout était possible et quand on pouvait la sauver. Pour moi, réaliser un documentaire a posteriori qui parle d’un événement dans le passé, ce n’était pas aussi marquant. Cela ne provoque pas la même émotion de l’immédiateté quand elle demandait d’être sauvée. Et puis cela a déjà été fait, par le « Washington Post » qui a mené une investigation très détaillée. Que peut faire le cinéma de plus ? Le cinéma peut provoquer l’empathie, nous mettre à la place de l’autre. Et je trouvais que le point de vue des employés du Croissant Rouge, qui était à Ramallah et donc pas à Gaza, cela condensait quelque part notre position à nous tous, qui écoutons des demandes à l’aide et qui partageons cette impuissance, cette incapacité de pouvoir sauver qui que ce soit. En définitive, j’ai choisi de raconter l’histoire de leur point de vue, non seulement parce qu’eux, ils condensaient cette émotion que j’avais mais il y avait aussi cette sensation d’immédiateté. Je voulais faire un film au présent, parce que pour moi, cette histoire devait marquer quelque chose.
La guerre devait s’arrêter après l’horreur de cette histoire. Non seulement les six membres de la famille ont été massacrés, mais aussi cette petite fille et les secouristes qui sont partis la chercher. L’horreur. Tous les jours, des Hind Rajab… Il y avait quelque chose de l’ordre de l’impunité totale qui pouvait s’étaler, s’étaler et s’étaler. C’est pourquoi, pour moi, c’était très important de replonger les spectateurs comme moi, je l’étais dans ce moment-là. Et comment on fait avec les outils de cinéma pour revenir à ce moment-là ? On fait appel à des acteurs qui rejouent. J’ai beaucoup parlé aux vrais personnages, j’avais l’enregistrement qui était très détaillé. J’avais leur voix, leurs émotions. Je voulais savoir. Dans n’importe quel pays, quand un enfant appelle à l’aide et qu’une ambulance est disponible pour venir en huit minutes, l’ambulance arrive. Mais pas à Gaza. Donc moi, j’avais besoin de comprendre et de faire comprendre au spectateur pourquoi.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ? Parfois, ils semblent pris par l'émotion, justement.
Quand j’ai fait le casting, je cherchais des acteurs qui ressemblaient aux vrais personnages, non seulement physiquement, mais aussi en termes de caractère, Je connaissais Rana Hassan, Omar. On a tellement parlé, ils m’ont tellement raconté leur vie. J’ai fait le casting dans ce sens, mais aussi avec cette idée que ce ne serait pas un tournage classique. Je me suis dit : « Si je veux revenir à ce moment précis où l’on entend la voix pour la première fois alors il ne faut pas que les acteurs entendent la voix pendant la répétition. Ils n’avaient qu’à apprendre le dialogue des vrais personnages qu’il y avait dans les enregistrements et ils ont reçu la voix de Hind Rajab dans les écouteurs, l’appel téléphonique en tant que tel, au moment du tournage. Leur première réaction était tellement authentique, c’est une personne qui reçoit un appel à l’aide. On a tourné comme ça, sans deuxième prise. On était dans l’émotion. Ce n’est pas un film pour lequel je cherchais un perfectionnisme de jeu ou de cadre.
« Les acteurs n’étaient pas dans la performance, ils étaient dans le vrai. »
C’était vraiment tourné avec cette énergie, presque de la rage. Les acteurs n’étaient pas dans la performance, ils étaient dans le vrai. Eux, ils ont beaucoup parlé en amont avec les vrais personnages, bien sûr, pour préparer leur rôle. Nous avons fait beaucoup de pauses pendant le tournage pour nous prendre dans les bras. Malgré cette émotion, ce tournage de deuil, il y avait une espèce de responsabilité à raconter cette histoire qui nous donnait la force pour avancer.. On a tourné le film presque en mode documentaire. C’est-à-dire, que parfois, on tournait sans couper. Parfois, je voyais la perche dans le cadre. En général, dans un film normal, je coupe et on reprend mais comme je voyais que les acteurs étaient dans l’émotion, je ne coupais pas pour des raisons techniques. Le tournage a duré trois semaines. Et le fait qu’on soit réunis autour de ce projet et de la mémoire de cette petite fille, pour les acteurs, cela avait vraiment du sens.
Avez-vous songé à davantage contextualiser la mort de Hind Rajab dans le conflit global ?
Je pense que j’ai contextualisé. On est à Gaza, il y a l’armée israélienne qui demande l’évacuation. Voilà, Quel contexte vous voulez ajouter ? À mes yeux, je pense que j’ai contextualisé tous les éléments qui ont un rapport avec cette histoire. Ceux qui s’intéressent un peu à comment se passent les choses, c’est ça une occupation. Faire des lois, des obligations à suivre, ce n’est pas que la bureaucratie soviétique, c’est la bureaucratie de l’occupant pour rendre la vie de l’occupé impossible. C’est quelque chose de réfléchi. Donc, il fallait montrer ce mécanisme. Comment on impose sa domination ? Par l’absurdité de rendre la vie de l’autre impossible et rendre littéralement la vie de cette petite fille impossible.
Pourquoi ce choix d'un film aussi conceptuel qu'une installation d'art contemporain ?
Je suis réalisatrice, je fais des films. Qu’est-ce que je vais faire ? Je vais faire un film. Je voulais partager avec le spectateur ce que j’ai ressenti. Après, il y a des gens comme vous qui ne veulent pas être émus, qui refusent l’émotion. Il y a des gens qui accueillent l’émotion. Quand je lis la page Wikipédia de l’assassinat d’Hind Rajab, j’en ai les larmes aux yeux. Ce n’est pas moi qui ai pris en otage le spectateur. L’histoire en soi est insupportable. Elle va au-delà de l’imagination. Si je fais un film sur elle, je ne vais pas être gentil avec le spectateur parce que la situation n’est pas gentille. On n’est pas dans quelque chose de Feel Good, on est dans une tragédie. Et la tragédie, soit on la ressent, soit on refuse de la voir et on est dans le déni total. C’est un compliment que mon cinéma ne laisse pas indifférent parce qu’au-delà de mon cinéma et de la fabrication, je ne voulais pas que cette histoire laisse les gens indifférents.
Donc, je suis dans l’obligation et dans la responsabilité, pour rendre hommage à la mémoire de cette petite fille, de faire un film marquant. Je ne peux pas faire un film mièvre qui n’est pas à la hauteur de la situation. Ce n’est pas un exercice de style. C’est, comme je l’ai dit, la réponse à un questionnement sur comment communiquer l’émotion très forte que j’ai ressentie aux spectateurs, comment les impliquer. Je n’ai pas fait ce film pour qu’on parle de mon geste de cinéaste. Cette fille, elle avait une voix, elle avait un visage et on refusait de la voir. J’avais envie de la montrer aux gens. Sa voix va résonner. C’était ça mon but. S’il y a une chose qui traverse peut-être tous mes films, en tout cas qui m’intéresse, c’est cette question d’injustice. Je sais que le cinéma, c’est un outil très fort pour créer de l’empathie, pour donner la voix à des gens qui n’en ont pas, qui ne sont pas dans les médias mainstream. Les spectateurs peuvent se mettre à leur place et les comprendre.
Le fait de retrouver des stars d'Hollywood comme producteurs exécutifs, cela ne vous dérangent pas ?
Comme je fais des films en langue arabe, mes films sont perçus, surtout en Occident, comme des films de niche. Ce sont des films avec des sous-titres, des films d’auteur, on va dire un peu obscurs, que personne ne va voir. Mon obsession ici, c’était d’amplifier sa voix. Les stars comme vous dites, ce sont juste des producteurs exécutifs, ce ne sont pas des gens qui ont mis de l’argent pour la fabrication du film. Ce sont des gens qu’on a contactés comme on jette des bouteilles à la mer, pour amplifier la sortie du film. Pour être honnête avec vous, je pensais qu’on allait peut-être n'avoir qu'une seule réponse positive. Mais ils (Rooney Mara, Joaquin Phoenix, Brad Pitt ou encore Jonathan Glazer NDLR) sont tous revenus vers nous quand ils ont vu le film, pour le soutenir et être derrière sa promotion aux Etats-Unis. Pour les Palestiniens, c’est très important de raconter cette histoire.
« Je ne les mets pas dans le même paquet, les Israéliens et le gouvernement israélien »
Deux scènes m'ont paru briser le concept, la scène de la médiation et la scène qui montre justement votre dispositif... Pour la première scène, les images de la plage, c’est vraiment de l’illustration. La psychologue, Nisreen, pour la calmer, a commencé à faire avec elle un exercice de méditation. C’est dans l’enregistrement. Je n’ai rien inventé. Et à un certain moment, pour lui faire du bien, elle dit : "Rappelle-toi des moments sympa que tu as vécu sur la plage". Quand on pense à Gaza, pour un Palestinien, c’est une image de la plage qui vient en premier. Il se trouve que la mère de Hind m’a dit qu'elle adorait aller à la plage. Je n’ai rien inventé, c’est la réalité.
Quand à la scène du téléphone, je cherchais un moyen de ramener le spectateur vers le réel. Parce qu’à ce moment-là, qu’est-ce qui s’est passé ? On a une ambulance qui arrive à quelques mètres de la voiture. L’ambulancier dit : voilà la voiture et boum, l’ambulance est bombardée. C’est quelque chose qui est au-delà de l’imagination. Je me suis dit que pour un spectateur lambda qui ne connaît rien du contexte, il va croire qu’il est dans un thriller américain. Il faut lui dire, lui rappeler par l'image que non, cela a vraiment eu lieu Et voilà la preuve, voilà les vraies personnes qui étaient en train de vivre cette situation.
Allez-vous montrer vos films en Israël ?
Je ne montre pas mes films en Israël. Je suis dans le boycott, comme pas mal d’artistes d’ailleurs, des institutions israéliennes. Et puis imaginez-vous si le tueur est dans la salle ? On serait dans l’impunité la plus totale. Après, des Israéliens auront l’occasion de voir le film, je pense, je ne les mets pas dans le même paquet tous les Israéliens et le gouvernement israélien actuel.
Regrettez-vous le manque de courage politique de certains réalisateurs ?
Chaque réalisateur fait ce qu’il veut. Moi, je fais des films qui me touchent. J’aime le cinéma quand il est sincère et qu’il vient du cœur. L’un de mes réalisateurs préférés est Brian de Palma, dont j’admire le travail. Mon prochain film sera d’ailleurs sur l’art de la narration et sur le cinéma. C’est un film, vraiment, qui sera au cœur de ma pratique de raconter des récits. Ce sera très différent.
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