Des étrangers en provenance de Téhéran arrivent pour un court séjour à Siah Dareh, un village du Kurdistan iranien. Les habitants ignorent la raison de leur venue. Les étrangers flânent surtout dans l’ancien cimetière et font croire aux villageois qu’ils sont à la recherche d’un trésorJ'ai profité de sa programmation à la cinémathèque dans le cadre des 50 ans MK2 (j'ai par ailleurs tenu 5 minutes à l'entretien avec Marin Karmitz qui a suivi, jusqu'à ce qu'il nous sorte un laïus sur lui le juif européen et Kiarostami l'arabe musulman qui s'entendaient si bien, j'imagine qu'en ces temps troublés il se sentait le devoir d'apporter sa pierre à l'entreprise de désescalade, mais confondre perse et arabe m'a fait craindre la suite de son discours) pour rattraper cette pièce essentielle de la filmographie de Kiarostami que je n'avais mystérieusement encore jamais vu.
Évacuons tout de suite le seul bémol que je saurai exprimer sur ce film, qui est probablement le même que j'aurai pu exprimer à propos de
Le Goût de la cerise lorsque je l'avais découvert et qui m'avait alors un peu désarçonné, à savoir son personnage principal un poil antipathique et par contre coup un humanisme que je trouve plus timoré que dans ses œuvres qui me transportent le plus telles
Close-Up ou
Où est la maison de mon ami. Mais ici, fort de ma vision passée de sa Palme d'Or 1997 (que je dois décisivement revoir), j'étais mieux préparer à ce glissement dans sa filmographie qui ne m'a que très modérément perturbé ici.
Pour le reste, ce qui est totalement fou c'est à quel point le film semble constituer de quasiment rien mais dans le fond est d'une complexité abyssale. Il y a au moins 3 couches de lectures possible, toutes aussi passionnantes les unes que les autres. La première sociologique, qui ne peut pas ne pas avoir été influencée par la Palme reçu à Cannes et surtout l'embrassade de Deneuve lors de la remise du prix (qui a valu à Kiarostami bien des problèmes). Jamais avant dans son œuvre je n'avais vu la question du couple traité ainsi en profondeur et avec une telle frontalité (voir en des termes parfois clairement scabreux - le troisième travail, l'usine de lait). D'un côté la séduction avec cette jeune fille qui vient apporter le lait à l'homme mystérieux qui creuse une fosse en haut de la colline, de l'autre le couple vieillissant, ses chamailleries et un rapport au sexe qui a autant à voir avec le devoir et l'honneur que le désir. Comme toujours Kiarostami n'affirme aucune vérité intangible, mais dans un pays où la loi coranique règne nous montre à voir qu'une certaine forme de conscience féministe existe malgré et contre tout.
La seconde couche, inévitable chez Kiarostami, traite du cinéma en lui-même, ici de la quasi impossibilité de capter les images que l'on est venu chercher au fin fond de cette vallée du Kurdistan. Que ce soit cette vieille femme qui ne veut pas mourir (et dont on ne voit que l'extérieur de la maison), l'équipe de tournage qui ne se lève pas la matin ou qui est parti manger des fraises l'après-midi, de nouveau l'homme de la colline qui ne sortira jamais de son trou ou sa dulcinée qui refuse d'éclairer son visage, Bezhad est systématiquement face à un vide, une absence. Et quand il pourrait subrepticement immortaliser un moment qui éveille son intérêt (la serveuse au salon de thé), le droit de prendre la photo lui est refusé. Ne lui restera alors que le choix de voler un instant d'intimité (cette procession de femmes qui jusqu'alors se refusaient à lui) avant de rapidement quitter le village. Cette absence, c'est aussi celles des conditions de tournage du film (Kiarostami explique que les habitants n'avaient ni le temps ni l'envie de jouer dans son film, trop occupés par leurs activités agrestes), mais c'est surtout l'expression du doute du réalisateur sur sa capacité à tourner le film souhaité.
La troisième enfin, de l'ordre du métaphysique. La mort (omniprésente), la religion, la vie. C'est probablement ce que le film contient de plus beau mais aussi de plus opaque (une nouvelle fois parce que Kiarostami n'avance aucune vérité et se contente de nous mettre dans les conditions de nous poser ces questions), sa beauté résidant en particulier dans la manière qu'à Kiarostami d'utiliser la géographie des lieux pour supporter son discours. Le raccourci pour monter au village, les routes sinueuses, les méandres de ce petit village où pour aller quelques mètres plus hauts il faut passer par un dédale de ruelles et d'échelles, au-delà de la beauté visuelle de ces scènes de déplacements, c'est le chemin que chacun décide de suivre dans la vie que Kiarostami questionne. Et ironiquement, il fait également de Bezhad quasiment un intermédiaire divin, tel un ange venu au chevet de la centenaire mourante, qui doit monter aux cieux pour discuter avec Dieu (sa productrice) sur le haut de cette colline où se situe le cimetière et où pour seul cadeau il recevra un fémur qu'il laissera filer dans le cours d'une rivière.
Au final un film sans cesse stimulant, dont je n'ai pas la prétention d'avoir tout saisi à la première vision et vers lequel je reviendrai avec grand plaisir.