Meet John Doe en V.O.
Pour retrouver son poste, la journaliste Ann Mitchell invente un personnage nommé John Doe qu'elle fait passer pour réel dans une lettre de suicide dénonçant le malaise social ambiant. Elle engage alors un dénommé John Willoughby pour se faire passer pour ce fameux John Doe. Mais, celui-ci se prend au jeu.Critique pouvant contenir des spoilers, à lire à vos risques et périls.
Sans trop savoir pourquoi j'ai toujours fantasmé sur le cinéma de Capra, me disant que j'avais une montagne de chefs-d’œuvre à découvrir sur la seule base de mon énorme engouement pour
La Vie est belle. En ces temps de boulimie cinématographique je me suis donc enfin résolu à franchir le pas et à visionner (dans l'ordre chronologique) un grand pan de sa filmographie, me frottant déjà les mains... Arrivé à la seconde guerre mondiale, le constat est amer. Aucun des films que j'ai vu n'est au niveau de son chef d’œuvre de 1946, pis avec le temps j'ai l'impression que la mécanique Capra est à ce point bien huilé qu'il en abuse plus ou moins consciemment, réduisant ses personnages à des figures archétypales où le but de chaque film tient uniquement dans l'euphorie fabriquée qui tient lieu de final. C'est donc passablement échaudé que je me suis lancé dans
L'homme de la rue, me demandant si je devais encore espérer quoi que ce soit. Et la réponse est oui, et pas qu'un peu.
Le film débute mollement sur un ton manichéen auquel on est habitué. L'ouvrier qui au marteau-piqueur fait sauter la mention "Free Press" du précédent journal pour la remplacer par une nouvelle enseigne clinquante, on se prépare donc cette fois-ci à une charge en règle contre les médias (après la finance dans
La Ruée ou les politiciens dans
Mr Smith au Sénat). Stanwyck fait partie de la charrette qui va se retrouver à la porte, et pour se venger fait publier la fausse lettre de John Doe qui va mettre le feu au poudre. Malgré tout ce que le film va développer par la suite, je trouve cet argument de départ assez faible et suis convaincu qu'il y aurait eu un autre moyen d'introduire John Doe sans forcément passer par la case Nouveau patron=Licenciement massif et cette lettre qui au final est assez peu convaincante.
Puis arrive Gary Cooper sous les traits de John Doe (Long John Willoughby plus exactement). Je reconnais que le choix de Cooper est assez juste, parce que j'ai toujours l'impression que c'est l'acteur qui n'arrive jamais à habiter correctement un personnage, qu'il flotte métaphoriquement dans son costume - même dans
L'Extravagant Mr Deeds je n'arrive pas à le cerner. Ici en usurpateur de l'identité d'un homme qui n'existe pas, il trouve ironiquement un rôle à sa mesure. Long John accepte donc d'endosser la paternité de la lettre de John Doe, et signe un contrat d'exclusivité avec le journal de Stanwyck pour suivre ses faits et gestes jusqu'à Noël. Débute alors l'engrenage de la popularité croissante de cet inconnu, de cette homme du peuple qui s'est levé pour crier sa colère, la colère de tout un peuple contre une société pourrie.
A partir de là
L'Homme de la rue bascule dans une autre dimension, dans une dimension que Capra n'avait jusqu'alors jamais atteint. Fini la candeur, fini le simple manichéisme, les personnages prennent dans ce film une épaisseur qui leur manquaient jusqu'alors cruellement. Et Capra de brasser avec aisance et profondeur des thèmes d'une grande richesse (le pouvoir et l'indépendance de la presse, les populismes - le vrai, celui qui tend à satisfaire avant tout le peuple, et le faux, celui qui fait croire au peuple que l'on s'intéresse à lui pour mieux en profiter -, la transcendance - mystique et prosaïque -), faisant
naturellement évoluer ses personnages, au premier chef desquels John Doe. D'ahuri total qui se satisfait d'un rien (magnifique scène de base-ball avec une balle imaginaire qui ne peut pas ne pas avoir inspirer la scène finale de
Blow-up d'Antonioni), Cooper vivra une double révélation sur les implications profonde de sa renommée naissante (lors de son premier discours à la radio tout d'abord, qu'il débute maladroitement puis finalement investi par le rôle de porte-parole d'un peuple silencieux, rôle qu'il ne se sent pas encore capable d'incarner. Lorsqu'il rencontre ensuite les membres du club John Doe, qui finissent de le convaincre des bienfaits de son action).
Puis arrivent les 30 dernières minutes, surpuissantes.
La première scène d'abord, où seul dans un bar avec le patron du journal, celui-ci, passablement éméché, lui dit que c'est un dur, mais qu'il y a une chose sur laquelle il ne transigera jamais, c'est le drapeau nationale, les idéaux américains. C'est Capra qui nous parle, Gleason est magnifique à ce moment là, d'ailleurs Cooper est comme absent du cadre, filmé de dos, flou, on est happé comme il l'est lui-même par le discours de ce capitaine d'industrie qui n'accepte pas que l'on joue avec la démocratie américaine. On est en pleine seconde guerre mondiale, le conflit à probablement fortement joué sur les motivations de Capra.
La seconde où après avoir fait irruption chez le propriétaire du journal, il s'engouffre dans la salle du meeting, bondée, électrique. Toute cette séquence est touchée par la grâce, la caméra de Capra navigue à travers la foule avec une justesse rarement vu chez lui, on est saisi par l'émotion du moment, moi qui suit un athée peu charmé par les US l'enchaînement prière silencieuse puis hymne américain m'a foutu une énorme boule au ventre. S'ensuive des mouvements de foules, Cooper balancé de droite et de gauche, se prend une tomate en pleine poire, jamais je ne l'aurais vu aussi juste et aussi investi que dans ce moment là.
Le final enfin, où Capra s'affranchit pour une fois de son habituel happy-end, la période et la responsabilité de l'humanité s’accommodant mal de l'euphorie qui caractérise habituellement ses films.
Ironiquement je vois ce film entre les deux tours de la présidentielle. Et je me dis que ce serait une bonne idée que de le programmer à chaque élection, qu'il parle bien mieux de politique, d'engagement de tout un chacun, que
Mr Smith au Sénat par exemple.
5.5/6