Christian Balestrero (Henri Fonda) est contrebassiste dans l'orchestre de jazz qui joue chaque nuit au Stork Club de New York. Gagnant mal sa vie, il mène une existence plutôt rangée et terne, qui tranche avec le prestige apparent de la condition d'artiste et de l'endroit. Il est heureux dans son ménage avec sa femme Rose (Vera Miles) et ses deux enfants. Les difficultés d'argent gênent quand-même les relations et amènent une forme de nervosité diffuse chez lui. Pour payer l'extraction des dents de sagesses de sa femme, il décide de toucher de manière anticipée la prime de son assurance-vie. Quand il se rend au bureau de l'agence, les guichetières paniquent car il a la même silhouette que celle de l'homme qui les a braquées plus tôt dans l'année. Celle qui l’accueille directement a un doute qu'elle n'exprime que dans ses gestes et le ton de sa voix, mais ses collègues au fond du bureau n'en ont aucun. C'est l'engrenage.Hitchock un peu méconnu, mais qui a fait l'objet d'un important article de Jean-Luc Godard, bizarrement tardif (en 1972, à l'époque où il faisait tourner la fille de Fonda pour l'allumer ensuite quelque peu au plan politique). Au début du film, Hitchcock le présente en personne comme un semi-documentaire (inspiré d'une histoire vraie). Ce n'est pas tout à fait cela, même s'il ya un côté "anti-faites-entrer l'accusé". Il s'agît de critiquer la démagogie depuis sa propre forme, faussement réaliste, où les vraisemblances sont identifiées au réel par le fait d'un faux bon sens (Godard dit justement qu'au contraire on sait depuis Aristote qu'
il est vraisemblable que les choses invraisemblables arrivent, le réel n'est pas l'ordre). Malgré le fait qu'il soit très centré sur l'acteur, le film donne une impression d'hyper-réalité, enveloppante et terne, avec le même grand angle pour filmer la ville et les intérieurs, les objets et les hommes, la même impression de netteté absolue qui aplatit les perspectives. A un moment je me suis demandé si ce n'était pas du 70mm.
La situation fait penser à une forme d'affaire Dreyfus : les policiers utilisent de la même façon la graphologie, révélant la psychologie de l'ordre, contenu secret de l'accusation ratée du plus faible : la manipulation (qui est le fond de la vérité elle-même) est objectivée trop vite pour être saisie dans un angle moral, tout est communiqué pour ne plus être ni réfléchi ni retenu, et conserve une opposition ou une différence d'objet entre l'ordre des phénomènes et celui du jugement moral. De façon plus directe, on sent que l'origine italienne de Balestrero joue contre lui, un peu comme dans l'affaire Dreyfus, mais sous une forme, réduite et donc d'autant plus mécanique. De même le fait qu'il ait une apparence bourgeoise, sans l’être tout à fait, provoque la méfiance des flics. Il comprendra, difficilement, que coincé dans cette situation, il ne pourra prouver son innocence qu'en justifiant son appartenance sociale entière, même dans ses aspects d'habitude inconscients: c'est justement le refus de cet inconscience et de la possibilité de s'oublier qui est l'effet de la police. Il ne peut réintègrer l'ordre commun qu'en éprouvant que la conscience est aussi épuisante que le vice.
L'accusation par l'écriture est absurde : s'il était vraiment coupable, il lui suffirait de différer volontairement et ostensiblement de lui-même à la demande de la loi pour s'innocenter. Comme l'innocence ne peut pas feindre cette différence (seul l'altérité la produit), elle n'est pas comprise par la loi.
Mais comme le relève Godard, la beauté du film est d'abandonner en cours de route le personnage de Balestrero pour celui de sa femme (reproduisant dans le pari narratif le transfert du personnage), qui va, épuisée par la situation, décompenser et devenir folle à la place de son mari (s'il était coupable, il serait en effet fou de revenir sur les lieux de son forfait en se comportant comme un timide débiteur) . Hitchcock est en effet le cinéaste du couple ET de la folie. On passe brusquement d'une situation qui évoque Balzac, Rubempré et Vautrin à un film dense et psychanalytique, presque à la Bergman (mais sous l'angle de reportage, dire pédagogiquement: ceci est la folie et la fragilité, qu,'il faut la reconnaître complètement et épuiser cette reconnaissance avant de la guérir). Vera Miles accomplit finalement ce pas que le personnage d'Ingrid Bergman ne faisait pas dans
la Maison du Docteur Edwardes, protégée par sa double identité : psychiatre ET amoureuse. Ici Vera Miles (très touchante) n'est qu'amoureuse : la technique est entièrement du côté de la loi, contre elle. Plus Rose élucide le sens de la situation plus elle apparaît elle-même nue et vulnérable , montrer l'innocence est alors directement montrer la faiblesse. Godard écrit bien: elle doit prouver en même temps son amour pour son mari et l'innocence de celui-ci, il n'y a aucune différence. Et elle défaille. Il y aura une forme de réparation partielle à la fin, avec des vacances en Floride, qui dissipent mal l'angoisse et la terreur. Le rêve est réalisé, mais comme une réparation plutôt qu'une épiphanie. L'innocence est remplacée par l'idée que les structures sociales vieillissent aussi vite que les sujets qu'elles entourent : la justice est aussi gratuite que le mal. Elle est donc nécessaire.