Turin, 1972-1974. La haute société locale vit dans une bulle, ne se préoccupant que de la part de l'actualité qui la concerne directement : la montée des revendications syndicales des ouvriers, ainsi que le risque du terrorisme lors de ces années de plomb, où le rapt est un risque diffus qui pèse sur toute personne dont le pouvoir réel correspond exactement au pouvoir symbolique.
Elle se vante de traiter les premières avec intransigeance, et affecte de considérer le second avec une ironie distanciée.
Une nuit, Garrone, un architecte et historien de l'art, figure de la vie culturelle locale, pique-assiette débauché et provocateur, est sauvagement assassiné dans son immeuble des rives du Po. La seule certitude est l'arme du crime : un gigantesque moulage de phallus priapique en marbre, utilisé pour lui fracturer le crâne.
Le commissaire Santamaria (Marcello Mastroianni) est mis sur l'affaire. Impassible, discret et réservé, il souffre de manière sourde d'une sorte de complexe culturel et politique : venant de Rome, il reste considéré comme un étranger tant par la bourgeoisie locale que par sa hiérarchie, qui lui adjoint un second, comme pour à la fois le consoler et le surveiller : l'inspecteur De Palma, beaucoup plus haut en couleur.
Il est dans une situation ambiguë, attendant une sorte de reconnaissance des personnes qu'il est censé contrôler, tout en mettant en scène sa solitude comme une blessure.
Dans le même temps, Anna Carla Dosio (Jacqueline Bisset), la très belle femme d'un chef d'entreprise beaucoup plus âgé, très visiblement mal mariée, congédie très sèchement et durement, par caprice raciste, ses deux domestiques, sardes. Ceux-ci ont trouvé le brouillon d'une lettre qu'elle a envoyé à son amant, le dandy Massimo Campi (Jean-Louis Trintignant, en mode "post-le-conformiste"), dans laquelle elle se plaint de Garrone à propos de "Boston", et demande de l'éliminer. Les deux domestiques apportent le document à la police. Anna et Massi sont logiquement les principaux suspects de l'affaire. Ceux-ci vont nouer des rapports ambigus, faits de méfiance et de séduction, avec Santamaria, faisant mine de l'aider dans son enquête, comme s'il s'agissait d'un jeu mondain.
J'ai pris le film hier soir au Ciné-Club de Brion sur la troisième chaîne, et j'ai passé un bon moment. Le film m'a paru plus ancré dans la modernité que
l'Argent de la Vieille et est resté pertinent malgré le poids des ans (on voit d'où vient Cinque Stelle, lié à l'intégration difficile de la bourgeoisie urbaine du Nord par les immigrants de longue date du Sud). On n'est pas loin de Bellocchio de
Viol en Première Page, mais avec plus d'humour et moins de déterminisme idéologique.
J'ai alors réalisé la disparition du genre cinématographique de la comédie policière (dernier film en date :
Elle de Verhoeven ?), au profit des séries télé, qui surlignent de manière programmatique la critique sociologique liée au genre. Dans ces séries la subjectivité ne se définit alors plus que par l'exercice automatique et spontané de cette critique, quand le cinéma arrivait encore à montrer un écart et une ligne de faille entre le sujet et sa critique, sans supprimer ni l'une ni l'autre.
Le film est adapté d'un roman policier de Carlo Fruttero et Franco Lucentini, un tandem d'écrivains qui était assez connu dans les années 1970-1980. Le roman est visiblement assez proche de Simenon, mais avec un mordant politique plus marqué à gauche, et plus de tendresse pour les personnages à la marge de l'histoire et de la société.
Mastroianni est génial, jouant sur la passivité et le retrait pour finalement imposer quelque chose de fort : la force et la lucidité d'un énorme ressentiment qui s'accroit et s'exaspère en permanence sans jamais exploser, implacable et morbide, et relie finalement comme un ressort caché mais contagieux de la résolution policière de l'intrigue à l'effacement politique et historique du sujet, qui vient comme une dette face à la mise à jour de la réalité sociale. Jacqueline Bisset et Trintignant sont eux aussi bons, Trintignant, par sa seule marinière de petit garçon de 40 ans, convoque l'imaginaire du Conformiste et des Finzi-Contini, les drames du facisme subi et désiré, les réactualisant dans un contexte contemporain.
La mise en scène tombe dans quelques scories d'époque (omniprésence des recadrages au zoom, longue exposition des personnages), mais contient aussi des scènes d'actions, au premier degré et "sérieuses", qui arrivent à redoubler l'humour carnavalesque pas un vrai frisson ; surtout la poursuite de la Fiat 500 de Lello par la grosse Fiat 1500 toute cabossée du meurtrier au volant mais invisible, pas si loin de Duel de Spielberg.
Le film est aussi intéressant pour la représentation de l'homosexualité, stéréotypée à la fois de manière négative et positive, par le double rôle de Trintignant et de Reggiani, mais avec des limites et un point aveugle: la part négative étant construite en dehors du topos la fatalité romantique, celle positive et mrogressive y souscrivant au contraire, comme une figure du rachat et de l'expiation, qui est le mouvement de la lucidité politique "froide". au vu du dénouement du film, on ne peut pas ne pas penser que le film précède d'un an la mort de Pasolini , sur lequel le personnage de Lello parait modellé.
La fin du film est assez corrosive, douce et amère, à la fois plus misanthrope et plus empathique que chez Ettore Scola
. Il y a un jeu, à lal fois passionné et naïf, que l'on a revu récemment dans les polars "méta" et féministes de Fincher (gone Girl) et Gregg Araki (White Bird), où le pôle de la loi policière d'un cîté et celui de la marge et de l'a-socialité de l'autreé, vivent en parallèle une même abandon et une même solitude, une même trahison amoureuse. Chacun croit que ce qu'il surveille ou déjoue est à la fois son antagoniste et la préfiguration de son destin proche. Il s'agît d'une croyance qui croit être un savoir, naïve du même ordre que l'idée d'une fin de l'histoire qui correspondrait aussi à une mort politique. Mais cette croyance est le cadre même oùla compassion pour autrui peut exister, au sein d'un fort déterminisme social,un ajustement de notre propre discours au silence de l'autre, assumant son aveuglement et éprouvant une nostalgie spontanée face à sa propre générosité : une conversion exprimée au passé où la morale peut prendre l'apparence d'un don quasi-sexuel.