Hongrie, 1981. "Colorado" est un groupe de rockabilly, chevelu, rude et entier, sillonnant dans un van multicolore et defraîchi la campagne hongroise. Les 5 musiciens reprennent des standards rock américains (Chuck Berry, Gene Vincent, Muddy Waters) en version (très) musclée.
En décalage avec tout public possible, ils suscitent une certaine méfiance, et les pneus de leur camionnette sont crevés suite à un énième concert donné devant un public âgé, alcoolisé, aussi indifférent que clairsemé. Pendant que le reste du groupe change les roues, leur "Andy Warhol" (aucun personnage n'a de nom), faisant office d'impresario, de producteur et de tête pensante à catogan et perfecto a une vision d'Allen Ginsberg méditant de la nécessite d'éprouver un amour absolu du profane et du bas-monde, où tout se perd dans la pluie et la boue, amour qui est à la fois un secret, une évidence et un sacerdoce. Ils se tapent deux groupies paumées prises en stop. Puis ils retournent chez leurs femmes, qui ont de plus en plus de mal à les supporter. Le groupe est en fait en train d'exploser.
L'impresario suggère alors au groupe de chanter des textes plus personnels et proches du monde où ils vivent, de changer de nom (ils adoptent un chien sauvé de la fourrière qui va leur servir d'emblème) puis décide d'embaucher un deuxième chanteur, obèse et unijambiste. L'impresar leur promet aussi un passage télé ; un de ses anciens amis étant chauffeur de camion pour la chaîne nationale....
Je pensais initialement que le fait de regarder ce film allait combler un pur sentiment de curiosité historique, comme une sorte de prequel artisanal, marginal mais historiquement contemporain au récit de
"Leto" . Le contexte politique et de façon génrale les univers des deux films sont très proche.
La mise en scène, ponctuée par des cartons en trois langues (hongrois, russe, anglais) alignant des citations hyper pointues (mais bien chosies au demeurant) de Sinatra, Ray Davies , Yoko Ono et des Beatles (et d'autres musiciens moins connus) laissait présager un film un peu snob et poseur, plus proche de l'inspiration de l'encyclopédie du rock d'Assayas que du MC5.
Puis le grain de la pellicule, la nervosité de la mise en scène, le fait qu'après 3 minutes du premier concert, une reprise de Johnny B Goode, le guitariste, traverse la scène d'une grange en imitant le pas de cabri d'Angus Young et en claquant un excellent solo, pendant que l'impresario à catogan part dans une danse 1/3 Jagger 1/3 Elvis 1/3 Jeanne Mas faisant tournoyer son micro-phallus entre les fesses, le tout dans une grange, mais filmé comme Jonathan Demme le ferait des Talking Heads, cela m'a donné l'envie d'aller au bout.
Je n'ai pas été déçu, c'est peut-être le meilleur film sur le rock que j'ai vu, même si l'intrigue est assez prévisible et fini sur l'obligatoire super-concert en plein-air (mais avec une note assez amère), on devine que c'est un véhicule pour un groupe qui a eu l'air d'avoir été important en Hongrie.
Beaucoup de plus de gniack et de franchise que Leto, c'est étonnament cru : les groupies trahissent la loose, le mal de vivre authentique et l'énergie desperée, quand celles de
Leto semblent, en comparaison, sorties d'une pub Cacharel, et engluées dans des amourettes de princesses dignes des personnages d'arrière-plan d'un roman de Tolstoï.
Ce que l'on comprend des textes est assez bon.
Le film est aussi assez franc politiquement : les rockeurs approchent tout doucement de la quarantaine, mais trouvent finalement un public d'adolescents, déclassés et appartenant au lumpen-prolétariat, dont ils sont finalement eux-mêmes en train de s'extraire en devenant des "intellectuels", et ils sentent le risque démagogie lié à ce décalage, qui se cristalise autour de la question du service d'ordre lors des concerts (envahir une scène dans la Hongrie de Kadar était apparemment le tabou absolu, embarrassant tout le monde, car c'est un geste de rupture avec la logique de spectacle, politique et intentionnel), scène d'ailleurs un peu pompée dans
Belgica. En exprimant ce doute, ils finissent par raisonner eux-mêmes d'un point de vue comparable avec celui du régime. Ce qui rend le film paradoxalement juste c'est que les rockeurs sont peu indivualisés, ils n'ont pas de vie privée. Ils ne disposent juste que de leur art et du temps de la même manière que les politiciens ont le pouvoir et une idéologie ils sont marginal, mais trop techniciens pour être des provocateurs.
J'ai apprécié les prestations scéniques, alors que le rockabilly et le garage ne sont (sauf exceptions comme Link Wray) pas trop ma tasse de thé. On peut percevoir le style musical du groupe comme retardé et maniériste, du fait de l'isolement politique, mais ce retard peut être aussi "dialectiquement" une force : les musiciens établissent un pont historiquement légitime et conscient, (qui n'était pas visible en occident à cause de la fabrication du mouvement) entre le punk (la new wave à la
fois absente et imitée est le point aveugle du film) et le blues, et il y a dans le film un mélange, délibéré, mais pas facile à cerner, entre la sincérité prolétarienne et la roublardise commerciale un peu fabriquée, qui est très intéressant.
Dans le local où le groupe répète on voit un graffiti "Polirock", et je me suis dit
"amusant que ce groupe complètement garage porte presque le même nom que le vrai-faux groupe de New Wave très apprêté de Philip Glass" mais quand le batteur se décale une importante lettre manquante est restituée :
"Prolirock".
Le film est direct, à la fois enfantin et mal-pensant, pas très "MeeToo" compatible. Certaines scènes avec le chien mascotte du groupe (vraisemblablement sourd) balancé dans le public sont aussi aux antipodes de la précaution d'usage
aucun animal n'a été maltraité pendant ... .
La mise en scène, sans être du Orson Welles, est assez efficace, la brève (non-) rencontre avec Allen Ginsberg est une belle scène, une telle idée aurait rendu un peu plus subtil un film comme
Patterson.
Sur son versant le plus sombre et nihiliste, le film n'est pas si éloigné des premiers Bela Tarr (c'est le le même univers banlieusard, à la fois critique,éteint et paranoïaque, que
Rapports Préfabriqués, où le couple, qui ne devient jamais famille, prolonge l'aliénation politique), et dans sa veine plus caustique, on n'est pas loin de l'esprit des meilleures BD de Franck Margerin.
Le film a l'air d'avoir été culte en Hongrie,
White Dog de Kornél Mundruczó est sans doute en partie un hommage à l'esprit de résistance de Chien Chauve Rock et à la chanson emblématique du groupe.
les trois premières minutes :
https://www.dailymotion.com/video/x670ylu