« Klouk » (Bernard Crombey), jeune marié, travaille comme vendeur dans un garage de voiture haut de gamme de seconde main, à Lille, et est confronté à des clients en général extrêmement aisés, suffisants et arrogants. L’un d’entre eux, un capitaine d’industrie, sec et désagréable tel le Baron Wendel, demande au garage de convoyer un énorme break Chevrolet vers Aix-en-Provence pendant qu’il effectue le même trajet en avion. Klouk tente de résister aux demande du patron et du propriétaire, qui le traite comme son chauffeur particulier, mais doit s’exécuter, très vexé, alors qu'il avait prévu de se rendre à Dunkerque chez ses beaux-parents. Cela déclenche une sérieuse scène conjugale lorsqu'il est de retour chez lui. Il décide de partir quand-même en emmenant son pote Philippe, infirmier, dragueur, qui a rendez-vous avec son ex à Paris. Sur une aire autoroute avant Paris, ils croisent le chemin de Charles, un homme en roue-libre, un peu "cow-boy urbain", dont ils surprennent un conversation avec son ex-beau-père, un entrepreneur véreux qu'il essaye visiblement de faire chanter. Dans cette scène il apparaît qu'il a un rapport compliqué avec son ex-femme , qu'il semble vénérer, défendre conte sa famille et dénigrer de manière violente en même temps. Il est pris en stop par le duo jusqu'à Paris, où il est rejoint par son colocataire Daniel (Patrick Bouchitey), un homme un peu paumé, suicidaire velléitaire et dealer. Claude paye un bon resto au groupe, où Philippe rompt définitivement avec son ex (Nathalie Baye). Klouk et Philippe ont prévu de continuer la route seuls vers le Midi, mais Claude se fait menaçant et parvient à s'incruster avec Daniel dans la Chevrolet...Paradoxalement, il est le seul du groupe à avoir une vraie raison de faire ce voyage.
Le film souffre de partir dans deux directions contradictoires qui s'annulent, et donnent finalement une impression de superficialité: d'un côté il fait le portrait d'un groupe singulier, en dérive improvisée vers le Midi, dans un esprit anar cool , de l'autre les personnages évoluent dans un univers qui est essentiellement sociologique et a un côté « porte-parole d'une génération » à la limite du cliché agaçant et un peu auto-complaisant (l'homme trentenaire qui hésite entre assumer son milieu bourgeois et le quitter ,et est « déstabilisé » par le féminisme qui représente à la fois le piège bourgeois et une confrontation à l'inconnu). Les quatre personnages se ressemblent finalement tous (à part Chicot qui est très bon et arrive à faire passer une vraie folie inquiétante). Ils ont finalement un seul et même rapport aux femme, et confrontent leur histoire non pas pour en mesurer les différence, mais leurs points communs, d'où une impression de bégaiement, qui n'est pas causé par la mélancolie de la route mais par quelque chose de plus idéologique et culturel. Du coup, le film qui partait comme une version post-nouvelle vague et minoritaire des Valseuse ou un Macadam à deux Voie français évolue vers une version intellectuelle de la pub Jupiler belge, mettant en exergue une sorte de camaraderie masculine, spontanée, consolante, sans chichi mais un peu creuse. C'est dommage car il est plastiquement très beau (une lumière à la Nestor Alemendros, ), superbement monté et les acteurs sont très bons. On peut sauver aussi la démarche qui accorde aux second rôle croisés sur l’autoroute des dialogues très écrits, qui les font exister pleinement dans une sorte de bizarrerie émouvante, finalement plus consistante que les sketches régressifs de la dérive improvisée du groupe.
Les quatres actrices qui jouent les ex, entrevues, sont excellentes (notamment la très belle Valérie Quennessen , qui a un dialogue d'anthologie au téléphone nue dans son lit, a joué ensuite dans plusieurs "Conan" avant de malheureusement décéder très jeune, dans des circonstances qui rappellent que Cavalier a raconté à propos de sa propre vie dans « Irène »)
En fait les 20 premières minutes sont très bonnes. La scène avec les clients insupportables du garage est très juste et mordante, il y aussi un vrai trouble lorsque Chicot et Bouchitey apparaissent, pendant quelques minutes on pense que l'on a affaire à un couple homo en rupture totale, lié par une sorte de pacte.
Mais il y a un moment où le film perd de son mystère et de sa charge subversive : « Klouk » veut emmener le groupe à la messe à Milly-Lamatime, où il a grandit. Le groupe, sans vraiment chercher le scandale, se fait sortir prestement de l'église (probablement à cause du soupçon d'homosexualité). Après cela les personnages deviennent "straight" et on comprend que le voyage est en fait un chemin de Damas édifiant: Claude décide d'assumer sa paternité, Daniel sa rupture, Klouk son impuissance sexuelle etc...Le film s’accommode un peu trop bien de l'idée que le choix entre intégration dans la norme sociale ou la marginalité peut être entièrement décidé et met la religion au centre de ce choix.
Ce qui est impressionnant, c'est que malgré le fait qu'il est été écrit en groupe et improvisé, il reprend et retisse un grand nombre de thèmes qui parcourent le cinéma de Cavalier : un rapport complexe, à la fois d'évitement et d’appartenance au christianisme et à la grandeur littéraire qu'il peut inspirer. Un rapport compliqué à la filiation et à la paternité, qui est valorisé, mais d'une manière qui est en fait en concurrence avec le christianisme et plus souterraine : Klouk assume très bien sa foi par rapport aux autres mecs, mais est aussi angoissé et mangé par sa stérilité que Romy Schneider ne l'est à propos de son avortement dans le Combat. Le principal geste de père que pose Claude est de torcher son enfant, il donne l’impression d'être un roi en train de s'humilier pour son fils, qui est la seule personne envers qui il peut témoigner une forme de retenue, qui est forcément une abdication -par ailleurs beaucoup des scène clés du film tournent autour du pipi caca, vus à la fois comme l'occasion d'une joie régressive et d'une sorte de blessure ontologique, la preuve la plus décisive du fait que l'homme "rate" la transcendance. La traversée de la France (aussi celle de la mémoire, collective et individuelle) en voiture est déjà aussi au centre de l'Insoumis et du Combat dans l'Ile. Mais il manque quelque chose : en fait le film est à la fois complètement hétérosexuel et construit en tenant les femmes à l'écart.
Difficile de ne pas penser que le film a été fait en creux de ce que Cavalier a vécu un peu plus tôt et dans Irène : c'est ce qu'il dissimule et refoule, et le souvenir du fait que ce refoulement a été exprimé et développé ailleurs, qui rend le film émouvant. Ici on a l’impression que Cavalier reproche aux femmes de ne pas être à la hauteur de la vierge Marie, de n'être que partiellement mère et épouse, et que ce traumatisme est le principal fondement d'une sorte de dérive et de lâchage des amarres qui ne concerne que les hommes. L'intérêt pour les réalités sociologiques est à la fois omniprésent, et dérivé de l'idée qu'elles remplacent un rapport à la transcendance historique trahi, jadis possible, mais maintenant inaccessible.
Dans le combat dans l'Ile, Cavalier savait pourtant bien filmer une femme qui était en rupture : Romy Schneider était prise dans un combat intime, irréductible au monde politique et sociologique environnant, mais pourtant tout aussi tragique et exigeant une plus grande hauteur morale que le délire d'extrême droite et de grandeur historique de son mari, et finissait par lui survivre. Ici on la démarche inverse, des hommes qui se résignent à la mort et au monde en même temps qu'ils surmontent aussi leur faiblesse et leur mélancolie.