Cosmo a écrit:
Quelqu'un peut faire un copié collé, je ne parviens pas à ouvrir la page depuis mon boulot.
La jeune fille de l’eau, Tideland et Takeshis’ sont certainement les quelques rares films de ces derniers mois qui laissent la même impression de révolution intérieure en même temps que de déception parce qu’ils tournent sur eux-mêmes et ne répondent en rien aux attentes. Où vont-ils ? Que vont-ils devenir ? Pourquoi avoir commis de tels films ? Les questions se posent et la réponse s’impose: Shyamalan, Kitano et Gilliam, même combat.
La jeune fille de l’eau, Tideland, Takeshis': trois films sortis récemment qui ne sont pas progressistes mais au contraire régressifs, et du moins, témoignent d’une volonté de se remettre en question face à ce qu’ils disent ou montrent. M. Night Shyamalan questionne les restes de merveilleux dans notre monde cruel, Terry Gilliam exploite ses ficelles les plus connues pour sciemment les distordre et Takeshi Kitano va même jusqu’à faire des mises en abyme de ses propres mises en abyme. A chaque fois, ce sont finalement des cauchemars pelliculés (au propre comme au figuré) nourris de digressions absurdes et oniriques qui vomissent une haine commune des contingences, des idées reçues, voire pour certains du politiquement correct. Shyamalan n’offre aucune révélation finale, Kitano ne respecte pas de trame linéaire mais une intrigue appliquée selon la formule du coq-à-l’âne comme dans Getting Any ? version hard, tandis que Gilliam ne cherche que le flottement pour épuiser les résistances du spectateur.
Parole de cinéphile, on aime Gilliam. On aime sa folie, son exubérance, sa capacité à nous faire croire en l’invraisemblable. Et il le sait, comme il sait qu’il ne peut plus nous surprendre comme à la grande époque de Brazil. Que ce soit dans La jeune fille de l’eau, Tideland et Takeshis', il y a ce même constat d’échec: échec du premier à faire l’unanimité, du second à réaliser le film qu’il voudrait et du troisième à se prendre pour un véritable artiste sans se croire bouffon ou imposteur. Ce n’est pas nouveau: en raison d’une liberté cadenassée par les frères Weinstein, Gilliam n’a pas fait le film qu’il voulait sur Les Frères Grimm, opus qu’il est de bon ton critique de conspuer alors qu’il contient malgré tout des éclats de folie délicieux. Conséquence logique: Tideland, opus à petit budget, en est la réponse la plus immédiate mais aussi la plus puérile. Gilliam n’en finit plus d’étirer une intrigue à l’absurde pour que le spectateur se demande jusqu’où il va aller dans l’outrance. Comme La jeune fille de l’eau, Takeshis’ a tous les éléments pour se faire tirer dessus jusqu’au simple titre que d’aucuns se sont empressés de trouver narcissique. Au bout du compte, les films valent moins pour leur contenu que pour leurs auteurs, et plus précisément ce que ces films-là incarnent dans leurs filmographies.
Avec un élan de franchise salvateur, ces artistes ôtent leurs masques pour laisser apparaître de sérieux soucis, des pannes, des manques et finissent par se mettre à nu (eux et leurs systèmes). Kitano, le premier, savait pertinemment qu’il était bien vu par la critique et que tous ses désiratas passeraient comme lettre à la poste. Paradoxe: avec Takeshis’, il révèle une plongée dans la psyché d’un artiste incompris qui s’inquiète de la pérennité de ses films et de la facture même de ses œuvres tout en dilapidant volontairement son charisme pour mieux se moquer de lui-même (la scène où il croise les danseurs le fait ouvertement passer pour un fumiste de première). Aveuglé par sa soif de liberté, Gilliam, lui, ne voit même plus qu’il risque de s’abîmer dans des écueils redoutables copieusement conchies par la bienséance, mais il mise sur l’affectif en prenant la posture de l’artiste maudit quitte à s’y complaire dangereusement. La souffrance que le spectateur endure pendant le film trouve une étroite corrélation avec celle de Gilliam qui n’arrive plus à faire le chef-d'oeuvre qu’il voudrait. Ce sont les qualités mais également les limites de ces œuvres: libérées mais incontrôlables, fascinantes mais exigeantes. Nos réalisateurs officiels se cassent la gueule quand ils cherchent à se renouveler et semblent incapables de parler aux profanes, à ceux qui aimeraient saisir toutes les complexités de leurs univers.
Plus ambigu, La jeune fille de l’eau, le nouveau film de Shyamalan, court, lui, le grand risque de se faire descendre pour un tas de raisons avouables, mais ce nouveau cas réclame une expertise plus poussée, qu’une première lecture superficielle ne peut combler. En creusant son sillon habituel (les figures archétypales du fantastique dans un contexte réaliste: le fantôme dans Sixième Sens, le super-héros dans Incassable, l’extra-terrestre dans Signes, le loup-garou dans Le Village, la fée dans La jeune fille de l’eau), Shyamalan effectue à travers cette histoire une analyse de son propre cinéma de manière plus directe que le mauvais Village. Ici, le petit virtuose roublard que l’on aime tant détester ou porter au pinacle (finalement, ça revient presque au même) ne cherche pas à cligner ostensiblement à l’œil du spectateur avec son goût douteux pour la manipulation outrancière. Ici, il évacue les soupçons moralisateurs, oublie le cynisme pour dire explicitement tout ce qui l’ennuie: cette incapacité à faire émaner un consensus. Il cherche finalement moins à diviser qu’à lier les spectateurs entre eux pour qu’ils voient la beauté cachée du monde. Mais sa vision utopiste confine à l’angélisme.
Dans Le Village, Shyamalan, obnubilé par la figure tutélaire d’Hitchcock, laissait apparaître sa présence à travers un reflet et se plaçait comme sauveur d’une communauté. Comme une sorte de démiurge gourou. En réalité, c’était une fausse piste: il fallait voir le cinéaste à travers le parcours de l’aveugle qui traversait la forêt pour aider la communauté; et son parcours n’était pas sans embûches (ultime confrontation avec un loup-garou – seul instant de grâce et d’effroi du film). Ou même dans le personnage incarné par William Hurt qui essayait de protéger ses ouailles du danger extérieur et de la méchanceté des hommes. A la fin, le rythme du film était anormalement distendu, comme pour souligner le changement de ton. Conçu à partir de bases saines, Le Village ne pouvait s’empêcher de révéler son envers malaisant et devenait presque malgré lui un film totalement désabusé où les croyances ne servaient plus à rien puisqu’elles étaient obligatoirement mal interprétées.
Comme Takeshi Kitano dans Takeshis', on gausse sur le narcissisme de Shyamalan dans La jeune fille de l’eau parce qu’il est "en constante admiration de lui-même". Or, ce n’est pas nouveau: le cinéaste a toujours abordé des thèmes forts et éminemment personnels (la foi, le rôle de l’homme sur Terre) dans chacun de ses opus. Son récent coup de gueule contre Disney abonde dans ce sens, signe d'une soudaine lucidité. Ici, dans La jeune fille de l’eau, il laisse apparaître avec autant de courage que d’impudeur, de rage que de complaisance, ses névroses béantes d’artiste tourmenté. En cherchant à fuir comme la peste les dérives mystiques, la question qu’il (nous) pose ici est d’une simplicité exemplaire et passionne, pour peu qu’on aime le cinéma: est-ce que cela vaut encore la peine que l’on raconte des histoires naïves, au premier degré, à des spectateurs cyniques ? A cela, un exemple récent: Million dollar Baby, de Clint Eastwood, qui en racontant la plus vieille histoire du monde réussissait le pari de bouleverser tout à chacun.
Ce qui est séduisant dans La jeune fille de l’eau vient précisément de cette mise à nu des artifices, du refus de manipuler; en somme, de cette désillusion mélancolique. D’où deux trois réflexions sur la communication (deux personnages qui ne se seraient jamais parlés auparavant communiquent à travers un téléphone portable pour que l’on assure la traduction au bout du fil). D'où moins de pose, moins d'esthétisation prétentieuse. D’où quelques écarts potaches inattendus comme ce passage avec le critique de cinéma borné qui, reclus et antipathique, refuse tous les petits riens inutiles qui font les grands touts des relations humaines. Le fameux critique a un rôle prédominant ici, en écho au personnage de l’écrivain incarné par Shyamalan: il délivre les axes principaux d’une œuvre de cinéma selon ses propres conventions (si bien qu’il finit par se tromper) et confie qu’il vient de voir un navet tout comme inconsciemment il révèle comment se terminera le film dans lequel il erre: dans un romantisme éprouvé et pourtant rutilant. C’est la manière forte de Shy – et selon certains condamnable – pour répondre à ceux qui prennent un malin plaisir à démonter ses moindres tentatives; de manière détournée, en arborant un égocentrisme surdimensionné, Shyamalan pose de véritables questions sur l’œuvre d’art (la nymphe des eaux se prénomme Story) et ses répercussions (donc tous les malentendus que son cinéma peut générer – la bondieuserie de Signes, le mysticisme inhérent à ses œuvres) et confronte le sarcasme des bornés à la naïveté d’un conte improbable.
On peut également voir cette prise de conscience comme le pardon d’un escroc illusionniste qui avoue sans fards être un manipulateur et s’en excuse platement. A la froideur impassible de Signes où tout était géométrique, millimétré, sûr de ses effets, il y a dans La jeune fille de l’eau des situations confondantes de simplicité. En filmant des gens de la vie de tous les jours réunis autour d’une nymphe presque mutique, qui pourrait bien être le messie ou encore celle qui annonce l’apocalypse; en révélant les failles intérieures de personnages qui se croisent mais ne se connaissent pas (on découvre progressivement qu’ils ont peut-être des dons cachés, voire une implication mythologique dans un canevas précis), Shyamalan construit une sorte de fresque plurielle où des individus dissemblables assemblent leurs efforts pour raviver la flamme de merveilleux disparue en eux (derrière le masque du cynique peut se cacher une âme triste; derrière le visage impassible d’un homme fondu dans la masse, se cachent des zones d’ombre) et ainsi sauver une créature magnifique, menacée par des cerbères hargneux, qui incarne une part d’inconscience et une invitation au rêve.
Dans ces trois films, résolument imparfaits mais passionnants dans leur genre, des cinéastes d’univers différents passent par la même case du confessionnal filmique pour bouleverser leur précieux sacerdoce. A en croire les premières réactions, les spectateurs sont déroutés, pour ne pas dire qu’ils se sentent floués par ces auto-analyses plombantes qui n’évitent pas un certain esprit de sérieux. Peu importe: quelque chose de mouvant (et d’émouvant) se trame sous la pellicule. Un mouvement qui devrait certainement contaminer d’autres cinéastes (attendons de découvrir les prochains Darren Aronofsky et David Lynch): l’expression d’un profond mal-être quant aux habitudes d’un public devenu difficile et l’incapacité de savoir s’il est possible d’être novateur et fédérateur dans son domaine. En somme, s’il est encore possible de faire du cinéma aujourd’hui.