Les deux mémoires de Jean Itard consacrés à Victor de l'Aveyron sont bien des textes magnifiques, d'une très grande richesse philosophique. Ils comptent parmi les meilleurs produits scientifiques et littéraires de l'époque de la Révolution, qu'il s'agit peut-être légitimer. Itard insiste sur l'idée qu'une institution publique peut faire preuve de compassion, le doit, et que c'est là une nouveauté. C'est la même puissance et la même autorité que celle de la guerre ou de la police qui et en jeu, mais qui trouve là un bon objet : stimuler ou reproduire en cas de faiblesse, la genèse biologique du sujet. Itard note de manière très fine qu'il s'agit d'émanciper une forme de passivité (par laquelle la vie politique a le même objet que la nature). De manière encore plus problématique (mais pensée par Itard) la puissance publique et le souci pour le faible ne peuvent prévaloir qu'en mettant l'état en position de jouer le role d'une compensation psychologique partielle, annulant la maltraitance supposée que Victor a connu, comblant le manque par rapport à l'être humain normal. L'émancipation intellectuelle, le plein discernement et la jouissance deviennent des attributs de la normalité psychologique, qui est pour Itard à la fois l'explication et le produit de la société (qui se fonde elle-même, c'est d'ailleurs le versant public de la normalité psychologique individuelle). Jean Itard semble avoir eu partiellement conscience de ce problème, car pour lui cette normalité reste idéale, et cela amène un jeu où l'attention envers la description des methodes de rééducation est exercée contre l'idée positiviste de succès : Victor ne doit être comparé qu'à lui-même, c'est à dire autant à sa faiblesse qu'à ses aptitudes potentielles. Le texte est vraiment très riche, mais aussi moralement problématique : Itard, par une sorte de suspense, met par ailleurs en scène son propre sadisme,qui est forme le dénouement à la fois de son texte et de son traitement (dans la réalité Victor a toujours vécu avec Madame Guérin, jusqu'à sa mort à 41 ans, cela rend assez troublant le chapitre qu'Itard consacre à la mort du mari de celle-ci, le film de Truffaut est moins romanesque que le memoire psychiatrique). Truffaut adapte avec beaucoup de finesse la scène (une des rares du second mémoire conservée dans le film) de la punition imméritée qui est censée prouver et même produire le sens moral de Victor. Pour aboutir finalement à un bilan neutre, : Victor est à la fois demeuré là où il se tait et infiniment perfectible là où il s'exprime. Dans cette neutralité, le sens moral et même les perceptions des sens deviennent des traumas, des seuils à franchir, n'ouvrant pourtant que sur eux-mêmes. Son arbitraire et sa violence répondent directement à la part incomplète de son effort scientifique et le plus troublant c'est qu'il le sait et l'admet.
Singulièrement, Truffaut omet d'adapter les longs passages (qui ont pourtant une tonalité "pré-freudienne", assez en phase avec l'époque de tournage du film) que Jean Itard consacre à la puberté et à la sexualité, partielle et onaniste, de Victor, tout en montrant pourtant ce sur quoi elle aboutit : l'épilepsie. Pour Truffaut celle-ci est causée par la fatigue devant les exercices, quand pour Itard elle est liée au blocage sexuel. Truffaut interprète et déforme ici le mémoire d'Itard. Pas de manière spécieuse ou simpliste car il s'agit d'une critique indirecte et fondée de la méthode d'Itard. La très belle phrase qu'il prête à Itard à la toute fin indique que cette modification a bien été voulue et réfléchie par Truffaut. Mais alors, en abordant puis esquivant la sexualité de Victor, en n'en montrant que l'effet, finalement en mettant faisant de la déconstruction du texte d'Itard une forme de pudeur vis-à-vis de Victor (où il s'agit de montrer la douleur du désir plutôt que son échec), il s'identifie alors à Victor, à l'enfant , plutôt qu'a propre personnage d'acteurs, sa propre voix et ses gestes. C'est aussi faire avec beaucoup de subtilité d'Itard, qui présente ses avancées comme des déductions transparentes directement prélevées sur la nature et ses échec comme un récit, dont le sujet serait l'histoire de sa jouissance à lui, aussi inaccessible que la parole ne l'est pour l'enfant, le seul metteur en scène du film.
_________________ Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ? - Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.
Jean-Paul Sartre
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